vendredi 11 décembre 2009
Lucifer enfin démasqué ?
Préface de Lucifer démasqué par Richard Raczynski.
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Évoquer la vie mouvementée et tourmentée de Jules-Benoît Stanislas Doinel du Val-Michel (1842-1902) est un sujet délicat.
Ses multiples revirements, ses engagements antinomiques, désarçonnent nombre de ses biographes.
Robert Amadou (préfaçant Lucifer démasqué, Éditions Slatkine, 1983) le qualifie fort justement de personnage complexe, écrivant à son propos : « (…) Sincère dans l’incohérence ».
Pour camper brièvement le personnage, je rappellerai en guise d’introduction à cette préface, quelques faits marquants du Patriarche de Montségur (lignes empruntées au Dictionnaire du Martinisme, Dualpha, 2009).
« Historien, archiviste, fondateur de l’Église Gnostique Universelle (E.G.U.). Diplômé de l’École des Chartes en 1866, année durant laquelle il termine une thèse : Essai sur la vie et les principales œuvres de Pierre de la Palu, patriarche de Jérusalem (1275 ou 1280-1342).
Sur sa carrière maçonnique : Il est reçu apprenti au Grand Orient en 1884, élevé à la maîtrise en 1886. Vénérable le 14 décembre 1892, Chevalier Rose-Croix (18e), membre du Chapitre L’Étoile Polaire (Vallée de Paris en 1893), membre de la Loge Les Émules de Monthyon à l’Orient d’Orléans, membre du Chapitre Les Adeptes d’Isis Monthyon (1893), délégué au Convent du Grand Orient du 6 décembre 1893, membre du conseil de l’Ordre de 1890 à 1893.
Membre de l’Ordre Martiniste (de Papus) en 1890.
Archiviste à la bibliothèque de la ville d’Orléans, il exhume une charte de 1022, qui atteste l’existence d’un sacerdoce qui se confère par influx divin.
Initiateur du groupe La Colombe du Paraclet, socle d’un ordre gnostique dit du Paraclet.
Il fonde en 1890 l’Église Gnostique Universelle, élu Patriarche sous le nom mystique de Valentin II, générant, pour certains, une forme de filiation dite spirite.
Dans les premiers évêques et sophias consacrés, on retrouve des membres de l’Ordre Martiniste et du Suprême Conseil : Gérard Encausse, Papus, Tau Vincent, évêque de Toulouse, Yvon Le Loup (1871-1926) Paul Sédir, Tau Paul, co-adjutateur de Toulouse, Lucien Mauchel (1867- 1936), Lucien Chamuel, Tau Bardesane, évêque de La Rochelle et Saintes.
Il abdique en 1895, année de la parution de Lucifer démasqué (sous le pseudonyme de Jean Kostka), dans lequel il reprend le rituel d’armement du Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte (Rite et Régime Écossais Rectifié), attaquant l’Église Gnostique, mais aussi le Martinisme.
Kostka publie dans cet ouvrage Les Cahiers de l’ordre Martiniste ainsi que les rituels du Gnostisme, les documents mis en lumière révèlent les secrets des deux grands courants initiatiques.
Albert Caillet (in Manuel bibliographique des sciences psychiques ou occultes, 1912, n°3187) écrit : « (…) L’authenticité de ses sources est inattaquable…Mais l’esprit du livre est hostile d’un bout à l’autre ».
Léonce-Eugène Fabre des Essarts (1848-1917, Tau Synesius) est alors élu Grand Patriarche de l’E.G.U.
En 1900, réconcilié avec l’E.G.U., Doinel revient en qualité d’évêque gnostique (Tau Jules, évêque d’Alet et de Mirepoix) re-consacré par Fabre des Essarts ».
Cette tentative de résumé est largement incomplète, tant Lucifer démasqué y tient une place à part, justifiant le choix de cette réédition dans le cadre de la collection Reflets du Passé.
Démasqué ?
Au-delà de la métaphore, il s’agirait selon l’auteur de dénoncer un endoctrinement programmé visant à asseoir une forme de gouvernance occulte néo-luciférienne.
Ces groupements utiliseraient dans leurs discours l’imagerie d’un diable alchimique (Lucifer/Hylyl) renvoyant à la matière brute, pilier de l’Oeuvre, renfermant ici l’étoile permettant de localiser la pierre philosophale.
La couverture en reprenant un diable aux allures de Baphomet templier (déjà illustré dans les romans de Taxil) cherchait à synthétiser le contenu en frappant l’imaginaire.
Ce type de postulat ésotérique permit à Doinel d’argumenter ses écrits depuis trois axes complémentaires (vécu de l’intérieur) : la franc-maçonnerie, le martinisme, l’église Gnostique.
Dans la franc-maçonnerie Doinel occupa au Grand Orient une place de choix (au niveau de la documentation) parmi ses nombreux postes (et charges) puisqu’il fut élu le 11 septembre 1890, archiviste de l’obédience puis bibliothécaire conservateur du Musée maçonnique…
La publication de Lucifer démasqué lui valu un procès de la part des membres de sa Loge mère, mais surtout, élément déterminant, un large mutisme obédientiel, évitant ainsi de créer les vagues d’une riposte trop sonore face à un public avide de déballage.
Une ignorance entretenue dans le camp visé parviendrait-elle à déminer l’affaire ?
Déjà les cinq mille premiers exemplaires s’étaient vendus dans les milieux catholiques de la Capitale.
Les réactions hostiles n’allaient pas tarder…
Chronologiquement l’abbé Léon Garnier sera le premier dans Le Peuple Français du 4 janvier 1895 à lever le voile sur le passé de Doinel, ne manquant pas de rappeler ses différents postes maçonniques.
D’autres journaux à grands tirages (Le Matin, Les Débats, La Presse) se firent l’écho de la parution du livre, revenant sur les multiples réactions engendrées par les révélations de Doinel.
Un an plus tard, un article du Bulletin du Grand Orient de France de janvier 1896 qualifiera Doinel de « (…) Léo Taxil orléanais ».
Des critiques allant jusqu’à écrire sur la forme de l’ouvrage : « Son style trahit la main de Taxil », à moins qu’il ne s’agisse : « D’un écrit à deux mains » …
Ses rapports avec Léo Taxil ne sont pourtant pas imaginaires : ensemble ils participeront à la création de La ligue du Labarum Anti-Maçonnique.
Derrière cette appellation se structurait déjà un Ordre Catholique, militant pour la défense de la Foi, des droits et des biens de l’Église contre la franc-maçonnerie.
Cette « raison sociale » résumant à elle seule toute une époque.
Cette association consacrée (dans la basilique du Sacré Cœur de Paris) le 19 novembre 1895 éditera un bulletin mensuel éponyme suivi d’une bibliothèque anti-maçonnique.
Si on évoque souvent Gabriel Jogand Pagès dit Léo Taxil (1854-1907) à propos de l’ouvrage, il semble pourtant qu’une partie des éléments factuels à sa rédaction soit imputable à Jules Bois (1868-1943).
Ce dernier, après avoir dédié un chapitre à Doinel dans son ouvrage Les Petites religions de Paris (1894) lui conseille vraisemblablement (suite à sa conversion) de publier le feuilleton Lucifer démasqué, sous-titré Souvenirs d’un Occultiste devenant (et cela n’est pas un hasard) Récit d’un occultiste converti (in La Vérité) d’avril à juillet 1895.
Il encourage un travail de réécriture (qui va durer 5 mois) nécessaire pour finaliser le texte.
Sur cette période, on évoqua autour de Doinel la présence de collaborateurs, sans jamais citer de noms précis.
Il faudrait probablement les chercher dans l’environnement direct de Léo Taxil et de son Labarum Anti-Maçonnique.
La demande populaire poussera Doinel à commettre un nouveau feuilleton (inachevé) L’Océan noir dans une même veine (à en croire les promesses de l’auteur), s’appuyant encore et toujours sur des révélations rituelliques sulfureuses (in L’Anti-maçon de juillet 1896).
(Doinel avait déjà anticipé une suite à son Lucifer démasqué annoncée p. 333).
La rumeur alimente aussi les rajouts : sous la signature énigmatique de Lud Rhodophore (non identifié) « (…) On apprend la sortie prochaine de La Loque noire d’un Kotska de Borgia-Doinel » (in Le Voile d’Isis du 10 février 1897) se ressentant trop d’un Lucifer démasqué…
Sur le Martinisme (dévoilé pour la première fois, ce qui était loin d’être le cas de la franc-maçonnerie), Gérard Encausse, passé les premiers moments de stupeur, fit remarquer que Doinel avait manqué « (…) Á la nécessaire éducation scientifique pour expliquer sans problème les merveilles que le monde invisible avait jetées sur lui. »
Kostka le méconnu :
Sur le pseudonyme de Doinel, on s’interrogea, pourquoi Kostka ?
Un Kostka se retrouvant souvent orthographié Kotska.
S’agissait-il d’une coquille imputable aux diverses impressions ou d’un nouveau rébus proposé par un facétieux Doinel aux figures de Janus tournées vers le passé et l’avenir ?
Un Saint Nicolas Kostka novice polonais de la compagnie de Jésus au XVIIIe pourrait être à l’origine de son choix. Saint à qui Doinel dédicace l’ouvrage en se référant à un mystérieux pèlerinage de 1859.
Une biographie de Saint Nicolas Kostka (1550- 1568) de la compagnie de Jésus du père Virgile Céprari parue en 1850, traduite par M. Galpin fut contemporaine à l’œuvre de Doinel,
accréditant cet emprunt.
Nicolas Kostka se rencontre aussi orthographié Kotska en témoigne l’église Saint Stanislas de Kotska (située1350 bd Saint-Joseph Est à Québec au Canada). La réponse à ces changements vient peut-être d’une langue polonaise déclinant les noms propres.
Au fil de sa carrière littéraire, Jules-Benoît Doinel jouera avec ses lecteurs, signant tour à tour Jules-Stany (pour Jules-Stanislas), Novalis (s’inspirant de Frédéric-Léopold de Hardenberg 1772-1801, l’icône de la pureté dans la littérature allemande), Stany, Kostka de Borgia voire Kotska de Borgia.
Faut-il voir derrière l’homme multiple et sous le couvert de son anonymat, la volonté de s’exprimer librement face à un formalisme jugé dogmatique ?
Doinel en caméléon de l’initiation, en recherches perpétuelles, s’amusant à brouiller les pistes, retombant à la manière d’un félin, toujours sur ses convictions.
Cet aspect pourrait le ranger aux côtés des surréalistes, s’il ne subsistait dans son œuvre, une odeur de soufre propre à la délation, à moins d’y lire une volonté explicative, voire éducative quelque peu malhabile.
Cette hypothèse pourrait expliquer une ambition privilégiant la voie humaine comme pour mieux appréhender une spiritualité judéo-chrétienne dépassant le cadre de ses découvertes livresques.
Dans la revue L’Initiation d’août 1892, Jules Doinel livre un travail sur les Philosophumena, attribués à Hippolyte (217-235), évêque de Rome.
Ce propos revient sur la doctrine gnostique et sur les Naassènes, adeptes du Serpent : « (…) C’est pourquoi l’esprit demeure seul. Et cet Esprit, c’est Dieu. Il faut l’adorer non sur cette montagne, non dans Jérusalem”, mais en esprit, Là où est l’Adam-Eve, là est l’Esprit. Il a mille noms. (…) Il est la racine des pensées et des éons. Il renferme le compris et le non compris, l’être et le non-être, l’engendré et le stérile, les ans, les mois, les jours, les heures. Il est le point indivisible. »
Ces lignes pourraient renvoyer à la quête initiale de Doinel, essayant d’exprimer au gré de ses essais une vaine réconciliation entre l’Église et la Gnose : « (…) Le compris et le non compris ».
Si Doinel marqua les esprits en donnant à un lectorat avide de sensations de quoi rassasier une curiosité malsaine, il fut aussi l’ami (avant de passer à l’ennemi) du monde de l’occultisme de la Belle époque. Citons dans son entourage immédiat les figures d’Albert Pike (1809-1891), d’Helena Petrovna von Han Blavatsky (1831-1891), de Gérard Encausse dit Papus (1865-1916), de Stanislas de Guaita (1861-1897) et de son secrétaire Joseph Paul Oswald Wirth (1860-1943), de René Guénon (1886-1951), et de Lady Caithness (1830-1895, Maria de Mariategui, duchesse de Medina Pomar) adepte à ses côtés de séances de spiritisme.
Doinel ne semble jamais habiter par la notion de trahison, s’étonnant des vives réactions tenues à son encontre (surtout par Papus).
Forme d’incompréhension réelle et sincère d’un homme demeurant aveugle face à l’étendue des tempêtes causées par ses écrits, ce sens très particulier de l’amitié le poussera au mutisme après la conférence de Léo Taxil (le 19 avril 1897 à la Société de Géographie) revenant longuement sur les mécanismes d’une mystification, ayant pour but de discréditer la franc-maçonnerie.
Doinel (comme une ultime polémique posthume et bien involontaire) alimentera un doute entre les deux représentant du courant gnostique : pour Fabre des Essarts (son successeur) Jules Doisnel « N’avait jamais abjuré le gnosticisme » (in Chronique publiée dans l’Arbre gnostique), et pour Jean Bricaud (1881-1934) : « (…) Qu’il y serait revenu après le dévoilement de la supercherie taxilienne ». (In Les Marges du christianisme : Sectes, dissidences et ésotérisme, de Jean-Pierre Chantin, Beauchesne 2003).
Fabre des Essarts publiera dans l’hebdomadaire La France chrétienne (revue hebdomadaire antimaçonnique et antisémite, organe du Conseil antimaçonnique de France) le 20 mai
1909, deux lettres de Doinel.
La première revient sur la récrimination, la seconde précise qu’il ne suivit pas la voie de Taxil : « (…) La Gnose seule doit absorber mes efforts ».
Dans sa dernière lettre à Georges Bois (rapportée par Robert Amadou, Opus cité), il écrit (quelques jours avant son décès) : « (…) Je vais assister le 7 à la fête de saint Thomas d’Aquin chez les Dominicains ».
Gérard Encausse en écrivant d’une manière prophétique : « (…) Doinel eut à faire face à un choix entre la conversion et la folie (…) Soyons heureux que le Patriarche de la Gnose ait choisi la première voie » ose s’aventurer discrètement (puisqu’il semble l’écarter) sur la voie du dérèglement mental, comme une dernière salve tirée à l’égard d’un incompris.
Si Lucifer semble ici démasqué, une question reste posée :
par qui ?
http://refletsdupasse.blogspot.com
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