lundi 2 février 2009
La perspective ésotérique au prisme de la doctrine catholique...
La perspective ésotérique au prisme de la doctrine catholique...
par David Bisson
L’ouvrage du dominicain Jérôme Rousse-Lacordaire, Ésotérisme et christianisme, se présente comme une vaste étude historique sur le déploiement de l’ésotérisme dans le contexte du christianisme et une analyse acérée de la critique catholique de l’ésotérisme. L’étude met en lumière des liens, apparemment ténus, entre deux formes de “pensée”, dont l’une est née dans le sein de l’autre, et que tout semblerait aujourd’hui opposer. Mais J. Rousse-Lacordaire démontre, au contraire, que le fossé entre l’institution catholique et le cheminement ésotérique n’est nullement infranchissable à partir du moment où les critères de l’évaluation sont clairement énoncés et définis…
L’ouvrage de Jérôme Rousse-Lacordaire intitulé Ésotérisme et christianisme peut renvoyer, à première vue, à l’étude approfondie réalisée par Jean Borella sous un titre quelque peu similaire : Ésotérisme guénonien et mystère chrétien (L’Âge d’Homme, 1997). En réalité, la perspective du dominicain, docteur en théologie, est différente, sans pour autant être contradictoire. Nous dirions qu’elle est à la fois plus restreinte et plus large : plus restreinte parce qu’elle se situe dans le cadre de la théologie, sans faire spécifiquement référence à une expérience personnelle, et plus large parce qu’elle ne se limite pas à l’ésotérisme guénonien, ni ne se cantonne à un aspect particulier du christianisme. Le livre de J. Rousse-Lacordaire se présente avant tout comme une recherche de type universitaire, à la croisée des chemins de la théologie et de l’histoire, tandis que la réflexion de J. Borella dépend davantage d’une approche personnelle, mêlant le vécu chrétien et l’intellectualité guénonienne. Nous observons d’ailleurs que les questionnements du second peuvent, à certains égards, croiser et peut-être même trouver des réponses dans l’étude rigoureuse du premier.
La collection dans lequel paraît l’ouvrage de J. Rousse-Lacordaire, Cogitatio Fidei (Cerf), ainsi que le sous-titre, Histoire et enjeux théologiques d’une expatriation, indique clairement le prisme à partir duquel sera “jugé” le point de vue ésotérique, car il s’agit bien, selon les propres termes de l’auteur, d’une «forme de pensée» et non d’une «doctrine unifiée». En cela, il s’inscrit dans le cadre méthodologique défini par Antoine Faivre comme dans la perspective historique adoptée par Jean-Pierre Laurant. Le but de l’étude consiste justement en la présentation et l’évaluation «des grandes étapes de la critique catholique de l’ésotérisme dans le contexte de l’histoire du développement de l’ésotérisme» (p. 14.). Le rapport provisoire de 2002, nommé Jésus-Christ, le porteur d’eau vive, établi par le Conseil pontifical de la culture et le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, sert de fil directeur à l’étude de J. Rousse-Lacordaire. Ce rapport, qui se veut «un guide pour les catholiques engagés dans l’annonce de l’Évangile et dans l’enseignement de la foi» (p. 16.), consacre une partie importante à l’examen critique de l’ésotérisme, présenté comme «la matrice du Nouvel Âge». L’auteur reprend, point par point, les avis (le plus souvent négatifs) émis dans ce document provisoire, pour les confronter aux données de la recherche historique, notamment à travers une «étude d’interface entre catholicisme et ésotérisme». Il tisse la trame de ses développements en trois parties distinctes : une première partie revient sur le contexte de l’apparition de l’ésotérisme, à la Renaissance, pour en souligner les liens ténus avec le christianisme ; une seconde partie se penche sur le développement des critiques catholiques à l’encontre de l’ésotérisme (période du XVIIe au XXe siècle) ; enfin, une troisième partie, plus prospective, tente d’établir les critères objectifs, pour ne pas dire scientifiques, d’une évaluation théologique de l’ésotérisme.
Jérôme Rousse-Lacordaire
L’apparition de l’ésotérisme dans un contexte chrétien
J. Rousse-Lacordaire date la naissance de l’ésotérisme comme catégorie autonome en 1471, année de la publication de la traduction latine d’une bonne partie du Corpus hermeticum. Il se concentre, en premier lieu, sur l’expression «philosophia perennis» (1) pour en souligner les métamorphoses au cours de l’histoire. Élaboré en 1540 par Agostino Steuco, évêque de Kisami (en Crète) et bibliothécaire du pape Paul III, la philosophia perennis est une «synthèse de philosophie et de révélation, permise par la commune origine et la fin commune de la sapientas et de la pietas» (p. 45.). Il s’agit d’intégrer, dans un esprit concordiste, le corpus des sagesses anciennes à la nouveauté de la révélation en vue d’affermir et de confirmer le christianisme. Les autorités ecclésiastiques ne condamnent pas le De perenni philosophia, plusieurs fois réédités, même si certains théologiens, comme le jésuite Denys Petau, reproche à Steuco de relativiser la radicalité des vérités chrétiennes en les rattachant à des textes étrangers à la tradition biblique. La notion, reprise par Leibnitz sous le nom de «Perennis quaedam Philosophia», évolue sensiblement puisqu’elle devient le moteur principal d’une conception progressiste du savoir. L’esprit de concorde, propre aux humanistes renaissants, laisse la place à une approche plus éclectique dont la finalité dernière reste la mise à jour d’une vérité proprement philosophique. Au XXe siècle, l’écrivain Aldous Huxley définit la perennial philosophy comme une mystique universelle qui finit par se diluer dans un comparatisme généralisé, écartant ainsi l’origine chrétienne de la notion. De son côté, l’Eglise utilise, pour la première fois, l’expression «philosophia perennis» dans une encyclique de Pie XI (1935). Cette fois-ci, la notion se confond avec celle de la philosophie néo-thomiste et désigne «la somme des vérités métaphysiques qui servent de couronnement à la science et de préambule à la foi» (p. 71.). Maritain ne déclarait-il pas, dans Antimoderne en 1922, «adhérer à une philosophie dont la pérennité est le caractère propre» (p. 72.) ? La question essentielle demeure celle de l’existence d’une antique tradition commune à toutes les traditions.
L’auteur revient, en second lieu, sur les autres affluents de la «philosophie pérenne», décrits par le rapport Jésus-Christ, le porteur d’eau vive comme une «synthèse de magie et d’alchimie de la Grèce antique d’une part, et du mysticisme juif de l’autre» (p. 77). Mettant en perspective les différentes acceptions historiques de la magie, J. Rousse-Lacordaire démontre toutefois que le rapport se réfère essentiellement à la “haute magie”, revisitée par les occultistes et les théosophistes au XIXe siècle — dont… René Guénon dressa la critique la plus radicale, en particulier dans La Théosophie, histoire d’une pseudo-religion et dans L’Erreur Spirite. Il montre aussi que des auteurs comme Ficin ou Pic de la Mirandole ont essayé, dans un contexte chrétien, à côté de la dénonciation de la «magie démonique» de légitimer la place de la magie naturelle et de la magie spirituelle, et d’en approfondir le sens. L’apport des sources nouvelles, néo-platoniciennes et hermétiques pour Ficin, et issues de la kabbale pour Pic, tentent de «concilier la régularité des influences physiques (particulièrement astrales) et le libre arbitre humain sans faire intervenir une instance médiatrice qui se tiendrait plus ou moins en dehors de la nature» (p. 120.). Cependant, l’ambiguïté d’une magie spirituelle, qui reposerait sur le spiritus (Ficin) ou le «grand miracle de l’homme» (Pic), conduit l’Eglise à renouveler sa condamnation de la magie. Quant à la kabbale, elle s’est longtemps insérée dans «la tradition biblique comme une tradition interprétative de dévoilement du cœur chrétien des Écritures vétérotestamentaires» (p. 142.). Puis, elle disparaît peu à peu des préoccupations chrétiennes pour ressurgir, sous une forme tronquée, dans les milieux occultistes. Une nouvelle fois, le creuset chrétien dans lequel la kabbale renaissante a prospéré se dilue dans des conceptions aux tonalités matérialistes et universalistes.
"La vérité du christianisme est celle, absolue et universelle, du Logos, reçue de manière particulière et circonscrite dans l’événement historique de Jésus-Christ".
La critique catholique de l’ésotérisme
Toujours en partant du rapport Jésus-Christ, le porteur d’eau vive, J. Rousse-Lacordaire examine avec minutie les deux principales critiques portées par les autorités ecclésiastiques à l’encontre de l’ésotérisme : le secret de l’initiation et le gnosticisme. Ainsi, il illustre pourquoi «l’histoire de la critique catholique de l’ésotérisme en vint à faire de l’ésotérisme […] sinon toujours un contre-christianisme, du moins l’autre du christianisme, non pas tant parce qu’il lui serait hostile que parce qu’il en serait, terme à terme, l’exact contraire, le négatif ; définissant du même coup et soi et l’autre» (p. 13.).
La longue liste des excommunications de la franc-maçonnerie reflète davantage l’évolution de l’Église que les développements inhérents à l’ordre maçonnique : condamnée au départ pour des motifs essentiellement juridiques, puis dénoncée ensuite comme un véhicule de forces sataniques, la maçonnerie fait encore aujourd’hui l’objet d’une déclaration disciplinaire (Code de 1983) dans laquelle ses principes sont déclarés fondamentalement inconciliables avec la doctrine de l’Église. La critique de l’initiation maçonnique prend, plus précisément, deux formes complémentaires : sur la forme, elle rappelle le risque de confusion avec les sacrements catholiques tandis que, sur le fond, elle conteste le mode pélagien d’auto-perfectionnement de soi, contraire à la grâce divine. Pourtant, l’Église et la franc-maçonnerie ont bien un patrimoine symbolique commun. En rappelant succinctement l’histoire des Rose-Croix et de la franc-maçonnerie, J. Rousse-Lacordaire met opportunément en lumière le creuset chrétien à partir duquel se déploient ces doctrines ésotériques. Il pose d’ailleurs la question suivante : «Est-ce à dire pourtant que la franc-maçonnerie serait, au moins, dans son origine, foncièrement chrétienne ?» (p. 182.). En s’interrogeant sur la place et le sens du symbolisme christique dans le système des grades maçonniques, l’auteur distingue trois grands types d’interprétation :
- un type, prépondérant au XVIIIe siècle, où la franc-maçonnerie s’inscrit encore largement dans le christianisme des Évangiles et des Églises ;
- un deuxième type, qualifié de «théosophique», qui découvre dans la franc-maçonnerie et ses symboles une dramaturgie cosmique du Christ ;
- un troisième type, d’ordre moral, qui ramène la symbolique christique à un enseignement moral.
Au final, la question dirimante reste celle «de la conception que l’on a du rapport de la franc-maçonnerie à ce christianisme au sein duquel elle a historiquement émergé» (p. 184.) : soit ce rapport est jugé essentiel et, dans ce cas, la franc-maçonnerie est intrinsèquement liée au christianisme ; soit il est, au contraire, jugé accidentel et la franc-maçonnerie se détache du giron chrétien. Reste, bien sûr, toute une latitude de positions situées entre ces deux pôles extrêmes.
L’initiation et la transmutation personnelle qui en résulte, catégorie propre à l’ésotérisme selon la taxinomie établie par A. Faivre, conduit l’Église à assimiler la doctrine ésotérique au gnosticisme. Ce mouvement débute au XIXe siècle au moment où la critique catholique fait de l’ésotérisme un phénomène unitaire auquel elle peut appliquer la catégorie hérésiologique de gnosticisme. Or, l’auteur rappelle que les approches doctrinales de l’ésotérisme sont plurielles — d’où la nécessité de le réfléchir comme une «forme de pensée». La dernière critique, sûrement la plus fondée, réside dans l’occultation du spécifique chrétien et de son caractère absolument privilégié. Ce tour d’horizon de la critique catholique, souvent empreint des pesanteurs de l’histoire, mérite en tous les cas une nouvelle réflexion quant aux critères d’évaluation de l’ésotérisme.
Une nouvelle approche théologique de l’ésotérisme
L’analyse historique du déploiement de l’ésotérisme a montré, avec acuité, que la plupart de ses courants — philosophia perennis, magie renaissante, kabbale, franc-maçonnerie — a partie liée avec le christianisme. Dès lors, comment se fait-il que l’ésotérisme se soit, tendanciellement, progressivement éloigné, voire opposé au christianisme, alors même qu’il en est plus ou moins directement issu ? J. Rousse-Lacordaire parle, à ce propos, d’une «expatriation de l’ésotérisme hors de la théologie» (p. 235.) qui oblige, aujourd’hui, à faire un travail préliminaire de distinction entre ces deux formes de pensée. L’ésotérisme recourt à l’imagination créatrice dans une perspective de transmutation individuelle, tandis que la théologie se fonde sur la raison discursive et vise le logos de la révélation. C’est justement sur l’expérience de la transmutation que doit se porter l’évaluation de la théologie : comment juger de la dimension chrétienne d’une expérience ésotérique ?
L’auteur revient, tout d’abord, sur la question de la concordance, autre critère de l’ésotérisme, qui tend à diluer le christianisme dans les autres traditions spirituelles et religieuses. Après avoir rappelé les trois formes de l’appréhension théologique des autres religions (exclusivisme, inclusivisme, pluralisme), il propose de se fonder sur le paradigme christologique et relationnel selon lequel «la vérité que porte et transmet le christianisme n’en n’exclut ou n’inclut aucune autre, mais est en relation avec elle, parce que la vérité du christianisme est celle, absolue et universelle, du Logos, reçue de manière particulière et circonscrite dans l’événement historique de Jésus-Christ» (p. 250.). Il évoque, ensuite, la question fondamentale — notamment dans la perspective d’un rattachement initiatique, selon les termes de la pensée guénonienne — de l’ésotérisme chrétien. Ce dernier, compris comme l’existence d’une tradition secrète venue du christianisme, doit se distinguer du «christianisme ésotérique» qui fait référence à ce qui reste d’ésotérisme, coupé de sa tradition propre, dans le christianisme (2). Le docteur en théologie met ici à profit sa grande connaissance des textes et de l’histoire du christianisme pour explorer cette possibilité d’un ésotérisme originairement chrétien. L’étude évoque, d’un côté, les allusions ou les affirmations qui vont dans le sens d’une tradition secrète des apôtres (Saint Irénée de Lyon, Clément d’Alexandrie, Tertullien, Origène, etc.) et met en lumière, de l’autre, l’influence du judaïsme, dans lequel il existe bien un ésotérisme précis, dans la naissance du christianisme. Au terme d’une enquête approfondie, J. Rousse-Lacordaire conclut : «Précisément parce qu’il s’agirait d’enseignements réservés et oraux, il n’est aucune preuve que de tels enseignements aient été effectivement le fait de Jésus et de ses premiers disciples ; les indices le suggèrent mais ne le prouvent pas» (p. 292.). Ce qui semble certain, en revanche, c’est bien l’existence de pratiques ésotériques déployées au sein du christianisme. L’auteur cite trois exemples de rattachement initiatique, et donc ésotérique, qui s’inscrivent dans la lignée de l’enseignement du Christ : la franc-maçonnerie du Rite écossais rectifié «qui a le plus clairement développé une interprétation christologique de ses rituels et symboles» (p.301), la Fraternité des chevaliers du divin Paraclet et les Frères en Saint Jean. Dans ce cadre, l’auteur ne voit pas d’incompatibilité majeure entre le rattachement à un groupe initiatique et l’appartenance à l’Église catholique. Néanmoins, l’ésotérisme, pour rester chrétien, devra se conformer à deux prescriptions essentielles : sur le plan ecclésial, il ne devra pas conduire ses tenants à se retirer de la communauté chrétienne et de ses modes institutionnels de régulation pour constituer une autre Église, ni instituer une différence de statut entre les initiés et les «profanes» ; sur le plan social, l’ésotériste chrétien devra s’engager dans la voie du Christ serviteur, ce qui signifie qu’il ne concevra pas la «quête ésotérique comme une recherche de pouvoirs et de domination, mais de service» (p. 316.).
On l’aura compris : l’examen critique du rapport Jésus-Christ, le porteur d’eau vive n’est finalement qu’un prétexte à une vaste étude historique sur le déploiement de l’ésotérisme dans le contexte du christianisme. L’analyse de la critique catholique de l’ésotérisme constitue l’autre versant de cette étude et met en lumière des liens, décidément bien ténus, entre deux formes de pensée, dont l’une est née dans le sein de l’autre, que tout semblerait aujourd’hui opposer. L’ouvrage de J. Rousse-Lacordaire démontre, au contraire, que le fossé entre l’institution catholique et le cheminement ésotérique n’est nullement infranchissable à partir du moment où les critères de l’évaluation sont clairement énoncés et définis.
D. B.
Jérôme Rousse-Lacordaire, Ésotérisme et christianisme. Histoire et enjeux théologiques d’une expatriation, Paris, Les Éditions du Cerf, Coll. Cogitatio Fidei, 2007, 366 p.
1) Lire à ce sujet l’étude de J. Rousse-Lacordaire, «Heurs et malheurs de la Philosophia perennis» in La Nature et le sacré (Symbole N°1), Dervy, 2007, 296 p. (NDLR). 2) Lire à ce sujet l’entretien de J-M. Beaume avec J. Rousse-Lacordaire «L’ésotérisme chrétien peut être conçu comme une dimension plus intérieure du christianisme», Lettre électronique de Symbole N°2, Novembre 2006. Les lecteurs soucieux d’approfondir la question de l’ésotérisme chrétien pourront également se reporter à Aperçus sur l’ésotérisme chrétien de René Guénon (Gallimard), à Introduction à l’ésotérisme chrétien de l’abbé Henri Stéphane (rééd. Dervy, 2006) et au remarquable Bestiaire du Christ de Louis Charbonneau-Lassay, Albin Michel 2006, 996 p., 39 euros (NDLR).
http://signes-et-symboles.org/dossiers-symbole/index.php/2007/09/05/113-rousse-lacordaire-esoterisme
Par CEAPT Symbole copyright, mercredi 5 septembre 2007 à 14:56 - Livres - #113 - rss
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