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*** ci-dessous "Livres-mystiques".: un hommage à Roland Soyer décédé le 01 Juin 2011

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dimanche 21 avril 2019

La Naissance de l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte

La Naissance de l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte

(Esquisse Historique)

Par le Révérend Keith DEAR - LL.B.




Le Symbolisme, No 1 / 335, septembre – octobre 1957, pp. 3-34.

Dédié au Grand Prieuré des Gaules

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RIT TEMPLIER

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            Le Système ou « Ordre des Bienfaisants Chevaliers Maçons de la Cité Sainte », connu ensuite sous la forme plus brève de « Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte », fut fondé à Lyon en 1778.

            Il se donnait pour une Réforme des trois Provinces françaises de l’Ordre maçonnique allemand de la Stricte Observance, mais il était en réalité, par tous ses buts et tendances, un nouvel organisme, avec un nouveau code de lois, de nouveaux rituels et des degrés complémentaires. Il n’avait qu’un seul auteur, Jean-Baptiste Willermoz ; mais l’inspiration de Willermoz avait sa source dans l’enseignement reçu quelque dix ans auparavant de Martinez de Pasqually dans « l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus Coens de l’Univers », fondé par ce dernier.

            Il sera instructif d’étudier de plus près les causes qui provoquèrent la convocation du fameux Convent des Gaules et de voir ce qui s’y passa. Mais, dans ce bref compte rendu, nous ne nous occuperons pas d’une société apparentée, l’Ordre de la Stricte Observance, et nous n’essaierons pas de suivre les retours de la fortune des Chevaliers Bienfaisants eux-mêmes jusqu’aux temps présents, bien qu’il existe encore des associations qui en représentent l’activité à différents degrés (ou le besoin qu’ils voulaient satisfaire), en Suisse, en France, en Angleterre et aux Etats-Unis. Je m’en tiendrai presque entièrement au Convent des Gaules et aux évènements qui l’ont amené, bien que le résumé très bref de la doctrine de Pasqually donné ci-dessous pourra aider à la compréhension des buts visés par Willermoz.

            Martinez de Pasqually – dont le nom a été épelé de plus d’une douzaine de façons différentes par divers auteurs (1), dont la nationalité est encore sujette à controverse, et dont on n’a pu établir de manière définitive la date et le lieu de naissance (2) – se fit connaître pour la première fois lorsqu’il institua plusieurs organismes quasi-maçonniques à Bordeaux, Toulouse et ailleurs, très probablement en 1754 et certainement pas plus tard qu’en 1760 (3). N’ayant pas réussi à obtenir une reconnaissance satisfaisante de la part de la Grande Loge des Francs-Maçons réguliers, il créa un nouveau rite de son propre crû sous le titre imposant de «Franc-Maçonnerie des Chevaliers Maçons Élus Coens de l’Univers» et institua un «Tribunal Souverain » à Paris en Mars 1767 (4).

            Notre connaissance de la doctrine de Pasqually a été recueillie des rites qu’il a institués, des lettres (en particulier celles adressées à Willermoz) d’instructions détaillées aidant à suivre certaines pratiques théurgiques, et de son ouvrage en manuscrit : «Traité de la Réintégration des Êtres dans leurs premières propriétés, vertus et puissances spirituelles et divines » (5). Ce dernier ouvrage est volumineux, et il traite d’un choix étendu de sujets, mais sous une forme très désordonnée et mal présentée. Les disciples de Pasqually vivaient à une époque qui a vu naître des efforts portant vers un nombre de directions différentes en vue d’en savoir encore plus au sujet de la vie au-delà du tombeau ; il était tout naturel, en conséquence, que leur intérêt se concentre principalement sur la partie de la doctrine qui traitait du sujet du Salut personnel.

            Après avoir fait allusion à la doctrine de la chute, tout d’abord des anges, puis de l’homme, Pasqually enseignait que tout le genre humain, après le meurtre d’Abel, descend de Caïn et de Seth respectivement. Il a représenté les descendants de Caïn comme étant déjà condamnés à souffrir un châtiment éternel à la fin de leur vie ici-bas, tandis que devant les enfants de Seth s’étendait la possibilité d’être réintégrés dans les propriétés, vertus et puissance, spirituelles et divines, qui appartenaient au genre humain avant la chute (6). De découvrir s’il figurait au nombre des descendants de Seth devint alors l’espérance et le but de chacun des Coens les plus ardents.

            Comment y parvenir ? En suivant dans le plus grand secret, et d’habitude à l’un des équinoxes, un rituel compliqué qui variait selon la personne et consistait en exorcismes, propitiations, encensements et évocations théurgiques (7). Si l’opérateur avait du succès, il était récompensé par une « Passe », le terme employé par Pasqually pour désigner un phénomène éphémère, tel qu’une sensation ressemblant à la chair de poule, des sons indistincts, des éclairs de lumière ou des formes de feu furtives (8). Il n’est pas suffisamment établi que des apparitions véritables se soient produites comme le prétendent certains (9).

            Avoir fait l’expérience d’une « Passe » à la suite de ses propres efforts équivalait à une garantie de salut (10). Cela voulait dire que l’individu avait l’assurance de la régénération, c’est-à-dire de l’admission au royaume des cieux après sa mort, en attendant d’être complètement réintégré dans le caractère et la capacité spirituelle originels qui était l’apanage du premier homme avant la chute. La « Passe » indiquait aussi la formation d’un lien avec un Ange bénéfique ; car on considérait que les descendants de Seth ne pouvaient même pas accomplir leur réintégration dans le divin par leurs propres moyens mais que l’aide des anges était nécessaire dans tous les cas (10 A).

            Retournons maintenant à notre sujet principal. À vrai dire, l’introduction de la Stricte Observance  allemande en France eut lieu en 1772, lorsque le baron de Weiler, agissant en qualité de Vicaire Général du baron de Hund, Grand Maître de la VIIe Province, consacra dans les formes à Strasbourg un Chapitre en novembre de cette année. Mais au point de vue des développements subséquents, un évènement plus important fut la consécration qu’il opéra à Lyon d’un autre Chapitre en juillet 1774, lorsque fut constituée la IIe Province dite d’Auvergne. L’établissement de cette Province d’Auvergne fut dû uniquement à l’initiative et à la persévérance de Willermoz.

            Les raisons qui le firent agir furent essentiellement au nombre de deux. Tout d’abord ce fut la recherche insatiable de vérités et de connaissances secrètes. Il écrivait au prince Charles de Hesse : « Dès mon entrée dans l’Ordre (maçonnique) je fus persuadé que la Maçonnerie voilait des vérités rares et importantes ; cette opinion devint ma boussole » (11). En second lieu ce fut l’espérance, l’ambition de devenir le moteur secret d’un Système maçonnique nouveau et dominant, qui se répandrait dans la France entière (12).

            Mais Willermoz  ne fut pas long à découvrir que cette Stricte Observance si vantée ne savait rien qui valût la peine d’être enseigné secrètement. Il avait beaucoup attendu de Weiler, mais il était « tombé de son haut en reconnaissant sa profonde ignorance sur les choses essentielles (c’est-à-dire : spirituelles) et son peu de disposition à les acquérir » (13). Et après une période d’enthousiasme et d’efforts tendus, Willermoz avait été obligé de reconnaître que le Système de la Stricte Observance n’avait pas pris en France comme il s’y était attendu.

            Plusieurs raisons pouvaient expliquer cet échec. Tout d’abord, bien qu’il existât dans le pays maints mystiques et aspirants occultistes, la grande majorité des Maçons de France n’avait pas les vues spiritualistes et humanitaires de Willermoz. Il était un de ces Frères, relativement peu nombreux, qui avaient une conception idéalisée de la Maçonnerie et qui prenaient sérieusement à cœur la morale humanitaire enseignée dans les Loges ; il avait acquis la conviction que la Maçonnerie recélait en quelque endroit le dépôt sacré d’une vérité divine, capable d’exercer un attrait sur tous les hommes dignes d’y être initiés et dont la connaissance devait contribuer au bonheur de l’humanité (14).

            En second lieu, le Maçon français n’était pas, en moyenne, disposé à dépendre d’un Ordre qui avait officiellement à sa tête des chefs étrangers, et il n’était pas du tout sûr que son gouvernement pût aussi l’admettre. En outre, l’ancien Ordre du Temple ayant un interdit en France, on ne savait pas quelle attitude ce même gouvernement prendrait à l’égard de ceux qui prétendaient être les successeurs de l’Ordre primitif.

            Enfin, Willermoz avait rencontré la plus vive opposition de la part de la Grande Loge Provinciale de Lyon (15). Il n’avait pas seulement agi derrière son dos en ne l’informant pas entièrement de ses négociations avec Weiler, mais il avait encore embauché, peut-être par une nécessité inéluctable, quelques-uns des membres les plus riches et les plus influents de ses Loges sujettes. Le traité passé en 1776 (16) entre les Directoires Écossais et le Grand Orient avait fait pousser à la Grande Loge Provinciale des cris d’indignation plus ou moins retentissants, mais ils n’avaient diminué en rien le ressentiment de ses membres.

            À coté de ces causes défavorables, le fait que la stricte discipline établie par Weiler dans le gouvernement de l’Ordre ne convenait pas aux habitudes et au tempérament français, et qu’elle ne correspondait pas à celle en usage parmi les membres de la Stricte Observance allemande, était de beaucoup moins d’importance, quoique ce fût néanmoins un facteur dont il faut tenir compte (17). Le Chapitre de Lyon reconnaît qu’il était nécessaire de réformer le code des règlements généraux des Provinces, des instructions particulières des officiers, le rituel, l’investiture et les cérémonies. En un mot, il faut « purger les uns et les autres des additions arbitraires, qui y ont été faites par les défunts frères de Weiler et de Hund, ainsi que des cérémonies et règles trop monacales pour pouvoir convenir dans un Ordre tel que le nôtre dans un siècle tel que celui où nous vivons » (18).

            Il n’est pas douteux que Willermoz éprouva une profonde désillusion et ne fut pas peu découragé par ce que nous venons de dire. On peut imaginer qu’il se trouva en présence du dilemme : ou bien renoncer et reconnaître qu’il avait fait une erreur en adhérant à la Stricte Observance, ou bien persévérer et aviser au moyen de se tirer le mieux possible d’une mauvaise affaire (19). Probablement son orgueil se révolta à l’idée d’adopter le premier parti ; en tout cas il finit par « rêver de rêveries et à avoir des visions ».

            L’enseignement reçu de Pasqually était devenu effectivement une partie de sa vie. Bien que Pasqually eût, de son vivant, rejeté ses suggestions au sujet d’une réforme du Rite Coen  (20), qui pouvait maintenant empêcher Willermoz de modifier la section française de la Stricte Observance en y incorporant une certaine quantité des enseignements de Pasqually et « de refaire une petite esquisse des choses qui étaient plus conformes aux désirs de son cœur » ? Citons encore quelques passages de la lettre de Willermoz au prince Charles : « Je voyais une société immense, répandue partout… réunissant ses forces et ses moyens pour le secours de l’Humanité souffrante et néanmoins inutile à elle-même… j’osais former le projet d’être pour elle, du moins dans ma patrie, l’un de ses guides et de faire usage pour cela des lumières que j’avais reçues d’ailleurs ; mais sans me faire connaître pour en être le dispensateur immédiat » (21).

            Il est clair que Willermoz se considérait comme chargé de cette mission par la Divinité, car un peu plus tard il disait : « Envisageant les différentes circonstances de ma vie depuis ma jeunesse relativement à la Maçonnerie, je n’ai pu méconnaître que j’avais été dirigé dans toutes par une providence particulière qui m’a conduit par des voyes singulières aux connaissances que j’ai acquises ; cette considération m’a déterminé à l’entreprise que je viens de détailler » (22).

            Les chefs de la Province voisine, dite de Bourgogne, n’avaient pas les visées mystiques de Willermoz ; ils ne s’intéressaient pas non plus au projet de répandre en France l’Ordre de la Stricte Observance ; ils s’étaient affiliés à cette ordre plutôt pour se rendre indépendants de la Grande Loge parisienne de France (devenue peu de temps après le Grand Orient) que pour tout autre raison. Pourtant ils sentaient aussi le besoin d’une réforme dans les rituels et l’administration. En mars 1777 le Chapitre de Lyon avait approuvé leur proposition de retirer de l’Ordre le grade de Maître Écossais, pour en faire le plus élevé des grades symboliques ; ses Supérieurs devaient avoir la surveillance des trois grades inférieurs et choisir les candidats à ces trois grades. Les deux Chapitres étaient aussi d’accord pour juger désirable la suppression des grades cléricaux et de l’inamovibilité des charges (23).  

            Aussi lorsque Jean de Turkheim, Chancelier de la Province de Bourgogne, envoya Rodolphe Salzmann, Maître des Novices à Strasbourg, en décembre 1777 à Lyon pour y poursuivre les négociations sur la question des réformes, Willermoz saisit l’occasion de faire connaître au Frère alsacien, après l’avoir préalablement initié aux grades inférieurs de l’Ordre Coen, le plan qu’il caressait. Salzmann lui prêta une oreille favorable et lui conseilla de mettre dans la confidence Turkheim, alors Visiteur-Général de la Ve Province (24).

            En  conséquence Willermoz écrivit à Turkheim, sous le sceau du secret, qu’il était prêt à appuyer de tout son pouvoir le plan de celui-ci pour la réforme administrative, s’il voulait, en retour, appuyer celui de Willermoz en ce qui concernait la partie « scientifique », c’est-à-dire ce qui donnait aux doctrines enseignées un caractère mystique et devait servir d’introduction aux enseignements plus secret des Coens. Willermoz informait Turkheim « qu’il était dépositaire de quelques connaissances qui pouvaient s’adapter à la Maçonnerie au cas qu’elles ne lui eussent appartenu primitivement », mais il demandait instamment que Turkheim s’engageât  « à m’assurer de sa discrétion pour toujours sur ce point et soutenir le voile qui cacherait l’auteur de ces instructions » (25). Turkheim consentit à tout, influencé certainement par ce que lui avait rapporté Salzmann en revenant à Strasbourg.

            Les alliés – on est plutôt tenté de dire les conspirateurs – se mirent alors à l’œuvre de la façon suivante ; Willermoz, Jean-Paul Braun, Jean Paganucci, Jean-André Périsse du Luc et Salzmann remanièrent les trois grades symboliques et celui de Maître cossais ; Jean de Turkheim s’occupa des grades de l’Ordre Intérieur ; tandis que Willermoz, sans aucune aide, rédigeait ceux d’une classe supérieure et encore plus secrète, appelée « La Profession » et composée de deux grades ; Profès et Grand Profès (26).  Il fut aussi décidé que, lorsque l’ouvrage serait au point, le Directoire d’Auvergne convoquerait une assemblée de députés des trois Provinces françaises pour approuver la nouvelle organisation, sous prétexte d’obéir à une suggestion du Grand Maître, le duc Ferdinand de Brunswick, qui avait, dans une lettre adressée le 1er mars 1777 au baron de Durkheim, Grand Maître Provincial de Bourgogne, émis l’avis que les Templiers français devraient tenir un convent afin de se rendre capables de prendre plus utilement part au futur convent générale de l’Ordre entier (27).

            Les collaborateurs de Willermoz montrèrent  autant de sagesse pratique que de zèle mystique. Ils l’amenèrent notamment à abandonner l’intention qu’il avait eue d’abord de « supprimer desdits grades tout ce qui se rapportait essentiellement aux évènements particuliers de l’Ordre des Templiers ». Ils lui objectèrent « que par cette suppression, on rompait toute liaison de la symbolique avec l’Ordre Intérieur et tous les rapports entre les Loges françaises et le Loges allemandes. On jugea ainsi qu’il conviendrait de conserver dans le 4e grade les principaux traits caractéristiques des divers écossismes de la Maçonnerie française pour servir un jour de point de rapprochement avec elle » (28).

            Willermoz reconnaissait bien que ces « arrangements » étaient nécessaires pour frayer la route qui devait conduire à l’introduction du nouveau Système dans les Loges françaises et allemandes, mais il y consentit à contre-cœur parce que « ces différentes combinaisons, reconnues nécessaires alors, gênèrent excessivement les vues que je me proposais, qui se rapportaient toutes à un seul objet », c’est-à-dire une propagande discrète, mais exclusive, en faveur des doctrines de l’Ordre Coen.

            Il s’était en fait imposé une tâche extrêmement difficile. Qui d’entre nous trouverait aisé d’exprimer, sous une forme concise et intelligible, l’essence de notre foi en Dieu, nos idées sur l’univers, sur l’évolution et la régénération de l’humanité ? Non seulement c’était là ce qu’il voulait faire, mais il était nécessaire, pour y parvenir, de grouper autour de lui une nouvelle bande de disciples aux membres de laquelle il pourrait divulguer peu à peu les connaissances des Coens (29). Nous devons aussi lui rendre justice et supposer que, bien que Pasqually fût mort depuis plusieurs années, il désirait pourtant faire honneur au moins à la lettre des obligations qu’il avait contractées envers les secrets auxquels il avait été autrefois initié, tout en perpétuant et propageant le plus possible ce que lui avait enseigné son maître.

            Bref, on peut dire qu’il fit un compromis avec lui-même. Il décida de laisser de côté, dans ce qui lui venait de l’ordre des Élus Coens, toute la partie de l’enseignement de Pasqually concernant les expériences de théurgie pratique, ce qu’on pourrait appeler la partie magique, et d’incorporer dans un grade nouveau et suprême la partie dogmatique de cet enseignement, ce qu’il appelait « la partie scientifique relative à la Maçonnerie primitive ». Ce grade suprême, la Profession, devait être rangé au-dessus et en dehors des grades constituant déjà la Stricte Observance. Les Frères n’y étaient admis que sur l’invitation des Supérieurs et non seulement ses enseignements et ses rituels, mais aussi son existence même devaient rester rigoureusement secrets (30).

            Sur ces entrefaits, les difficultés que présentait déjà le remaniement d’une organisation défectueuse aux yeux des Français furent aggravées par des querelles personnelles, tout à fait contraires aux principes maçonniques, qui divisèrent le Chapitre de Strasbourg en deux factions violemment opposées. Les hostilités en vinrent au oint que le chef d’un des partis (ce n’était rien de moins que le Vicaire Général, le baron de Landsperg) fit un coup d’État en forçant à sept heures du matin les portes du local du Chapitre et en emportant chez lui les archives, les insignes, les meubles, etc. (31). Le résultat fut que l’autre parti forma de son autorité privée un nouveau Chapitre et que Turkheim, qui en était membre, fut plus désireux que jamais d’obtenir la réunion d’un Convent National pour remettre un peu d’ordre dans la Ve Province.
            En conséquence il acheva en toute hâte sa part de rédaction dans la réforme, ou du moins ce qui concernait l’organisation et les règlements, et il insista pour la convocation la plus rapide possible du Convent National qui en prendrait connaissance. Willermoz aurait naturellement préféré attendre le moment où son propre travail aurait été plus avancé; mais il jugea politique d’acquiescer au désir de Turkheim, en présence des difficultés contre lesquelles le chancelier son collègue avait à lutter.

            C’est ainsi que le Chapitre de la Province d’Auvergne, dans une séance tenue à Lyon le 28 août 1778, prit un arrêté constatant qu’il était devenu nécessaire de réviser les règlements généraux établis pour les Provinces françaises, y compris les instructions détaillés données aux différents dignitaires, l’histoire de l’Ordre, les rituels et les cérémonies, en un mot, tout ce qui  devait être purgé des additions arbitraires faites depuis la mort de Hund et de Weiler, sans oublier les règlements de caractère monacal, que les Frères déclaraient ne plus convenir à leur Ordre à l’époque où ils vivaient (32). 

            Le 28 octobre fut d’abord proposé comme date d’ouverture du Convent National, mais les deux autres Provinces, consultées, trouvèrent cette date trop rapprochée et on ne jugea pas possible de réunir les députés avant la seconde quinzaine de novembre. Finalement la séance d’ouverture du Convent National des Provinces françaises, connu par la suite sous le nom de Convent des Gaules, eut lieu le 25 novembre 1778, Prost de Royer, Administrateur de la Province d’Auvergne présidait, assisté des Chanceliers d’Auvergne et de Bourgogne (33). Boyer de Rouquet fut Maître de Cérémonies (Magister Ritualium Conventûs) (34).

Une commission, nommée le 12 août par la Loge lyonnaise la Bienfaisance, avait arrêté les règlements et le programme des séances. Chaque Préfecture avait le droit d’envoyer un député et chaque Province pouvait en avoir deux. Seuls ces députés avaient droit de vote ; tous les autres Frères présents n’avaient que voix consultative. Les Prieurés de Lombardie et de Montpellier avaient été aussi invités (35).

            Sur la liste qui servit au Maître des Cérémonies pour faire l’appel des députés au Convent figuraient, comme délégués de la plus ancienne Province, la Bourgogne, son Chancelier, Jean de Turkheim ; Joseph Wattier de Zéville, représentant le Visiteur Général de la Province, comte de Lutzelbourg ; Henri de Cordon, représentant le Prieur Clérical, abbé de Klingling ; Rodolphe Salzmann, député par la Préfecture de Strasbourg ; Lambert de Lissieux, Préfet d’Argentière ; Louis de Beyerlé, Préfet de Nancy. Cette députation avait son propre secrétaire, le Frère Gaybler (36).

            La IIe Province, Auvergne, était représentée par son Chancelier, Jean-Baptiste Willermoz ; Gaspard de Savaron, Visiteur Général de la Province ; Barbier de Lescoet, Prieur Clérical ; Jean Paganucci, député de la Préfecture de Lyon ; Antoine Willermoz, député de la Préfecture de Chambéry. Il y avait aussi quelques visiteurs de distinction : le comte de Castellas, Bruyset, Périsse du Luc, Duperet, Martin, Ponchon, le Dr Willermoz et Revoire. Ils avaient été invités à prendre part aux travaux du Convent, parce que celui-ci pourrait tirer profit de leurs connaissances et de leur avis (37).

            Les quatre députés désignés par la IIIe Province n »n’étaient pas présents. Par la suite le Prieuré de Montpellier envoya à Boyer de Rouquet une procuration pour le représenter et, à ce titre, il vota au Convent comme représentant du Prieuré de Septimanie, Rodolphe Salzmann, second député de la Préfecture de Strasbourg, reçut ensuite l’autorisation de voter pour le Dr Diethelm Lavater, Préfet d’Helvétie. Le Dr Giraud, Chancelier du Grand Baillage de Lombardie, eut droit de prendre part aux délibérations du Convent (38).
            Tout ce qui fut tenté pour obtenir la participation de Savalette de Lange, Vénérable de la Loge parisienne des Amis Réunis et l’un des chefs des Philalèthes, fut en pure perte (39). D’autre part, si des Frères Allemands avaient été invités, le Grand Maître, le duc de Brunswick, ne le fut pas, non par oubli, mais pour manifester le ressentiment des organisateurs du Convent, qui n’avaient jamais été invités à paraître aux assemblées de ce genre tenues en Allemagne et n’avaient pas non plus reçu communication des résultats de leurs délibérations  (40).

            Dès la première séance Jean de Turkheim donna au Convent connaissance d’un message du baron de Turkheim, par lequel ce Grand Maître de la Ve Province faisait savoir qu’il lui était impossible d’assister aux assemblées et que von Waechter avait offert de venir à sa place. Mais les Frères de Lyon se souvenaient trop bien des frais que leur avaient coûtés les précédentes visites du baron de Weiler et il fut décidé de répondre que le Convent aurait probablement terminé ses travaux avant que Waechter ait pu arriver de Stuttgart (41).

            Il y eut treize séances échelonnées jusqu’au 10 décembre. Bien avant que le Convent fût arrivé à son terme, les deux Chanceliers s’étaient assuré les résultats qu’ils avaient eus en vue. Ils avaient pourtant rencontré sur leur route un ou deux passages difficiles qui exigèrent toute l’adresse et la diplomatie de Willermoz pour conduire les négociations à bonne fin. Il va sans dire que seuls quelques confidents eurent vent au préalable des mesures prises d’avance ou se rendirent compte que, pour Willermoz et Turkheim, le véritable objet du Convent était d’obtenir une acceptation de pure forme et la ratification de décisions déjà prises (42). Le résultat fut que certains députés arrivèrent armés de mémoires, de questions ou de projets de leur crû, et il est intéressant de voir comment ils furent gentiment relégués au second plan.

            Le premier fut Prost de Royer, qui, profitant de l’autorité que lui conférait son rôle de président de l’assemblée, débita à la première séance un long discours sur les principes maçonniques. Il fut naturellement écouté avec une attention respectueuse, mais ce n’était pas là ce que Willermoz désirait  (43). Il ne semble pas qu’il soit resté une copie de ce discours.

            L’offensive suivante fut menée par Beyerlé, préfet de Lorraine. Il avait pris pour argent comptant la déclaration contenue dans la circulaire de convocation, qui donnait pour objet au Convent d’examiner quelle pouvait être l’ancienneté de la Maçonnerie et de s’occuper des réformes nécessaires. Il avait en conséquence apporté un long mémoire exposant ses vues sur la survivance de l’Ordre du Temple et sur les rapports de celui-ci avec la Franc-Maçonnerie. Cette recherche aurait pu être aussi la tâche du Convent, mais Willermoz ne l’avait pas convoqué pour discuter les idées d’un autre et assurer leur acceptation. Aussi, Beyerlé fut prié de préparer un exposé plus approfondi de la question et, en attendant, la décision fut ajournée (44).

            Ces incidents semblent avoir prouvé aux conjurés qu’il était nécessaire de prendre plus fermement en main la direction des délibérations. Appuyés sur leur affidés (Paganucci, Salzmann, le Dr Giraud et Gaspard de Savaron) ils obtinrent astucieusement la nomination par le Convent d’un comité composé des deux Chanceliers, charger de rassembler et de trier les renseignements existant sur l’origine et la vraie nature de la Maçonnerie. Les autres députés, admettant la nécessité de la discrétion et n’oubliant pas les réserves qui devaient limiter la connaissance de précieux secrets, se contentèrent de laisser l’enquête sur ces sujets aux mains de Willermoz et de Turkheim, qui auraient plus tard à en faire connaître les résultats sans être obligés de révéler la source de leurs informations (45). Nous reviendrons un peu plus tard sur ce comité et ses travaux ; notons en attendant que le Chancelier d’Auvergne avait atteint, en ce qui concernait le Convent, tous les objectifs qu’il avait en vue.

            Les délégués s’occupèrent alors des projets de réforme soumis à leurs délibérations. Le premier portait sur le nom de l’Ordre qui devait être dorénavant : Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte. D’où venait ce nom ? Il avait été approuvé longtemps auparavant à la fois par Willermoz et par Turkheim, mais par qui et comment il leur avait été suggéré reste un mystère. Il y avait eu déjà à Metz un grade de Chevalier Bienfaisants  (46), et une Loge de Lyon s’appelait « La Bienfaisance », tandis que le terme de Chevalier de la Cité Sainte établissait certainement un rapport avec les anciens Templiers, mais on ne peut pas considérer comme assuré que ces faits ou l’un d’eux ait eu quelque influence sur le choix de la dénomination.

               Le Convent consacra sept de ses treize séances aux questions d’organisation et d’administration, arrêtant en outre les titres et chapitres du code maçonnique qui formerait la base du Régime, Système ou Rite « Rectifié ». Le Code maintenait la division traditionnelle de l’Europe en neuf Provinces qui avaient été délimitées précédemment par l’ancien Ordre du Temple : Aragon, Auvergne, Occitanie, Léon, Bourgogne, Grande Bretagne, Basse Allemagne, Haute Allemagne, Grèce et Archipel. Il conservait la plupart des noms donnés aux dignitaires par l’Ordre allemand, mais adoptait les noms français pour les charges de Trésorier, Maître des Cérémonies, Procureur et Aumônier  (47).

            Une grande partie de la structure de l’Ordre fut conservée avec la forme sous laquelle il avait été reçu d’Allemagne quelques années auparavant. Mais sur trois points le Rite Réformé différait de la Stricte Observance à laquelle il était apparenté. En premier lieu, il avait renoncé au caractère aristocratique que la Stricte Observance avait affecté. Il avait aboli la distinction en vertu de laquelle les Frères de noble naissance étaient armés Chevaliers, tandis que ceux de moindre origine étaient simplement Écuyers ; tous seraient dorénavant Chevaliers et les preuves de noblesse seraient personnelles, c’est-à-dire purement morales. En second lieu, seraient Clercs ceux qui auraient déjà reçu dans le monde profane les ordres sacrés. Il était formellement ou implicitement entendu que cette classe de Frères n’aurait aucun rapport avec le Cléricat de Stark (47).

            Enfin il était réclamé une complète autonomie et indépendance pour la branche française de l’Ordre du Temple. Un Grand Maître Général serait élu par les représentants des Trois Provinces, et ses pouvoirs seraient soigneusement définis. Il présiderait un Chapitre composé de deux Grands Prieurs et de plusieurs Visiteurs Généraux ; ce corps aurait autorité sur les Préfets, les Inspecteurs et les Commandeurs des districts, mais le Grand Maître Général n’aurait pas le droit de prendre aucune décision sans avoir recueilli l’avis des Provinciaux et le pouvoir législatif suprême appartiendrait à l’Ordre en entier, assemblé en un Convent Général, qui siégerait tous les neuf ans en temps normal (47).

            La principale innovation administrative fut une nouvelle répartition des territoires entre les trois Provinces ; elle eut pour résultat de réduire le vaste domaine de la Province d’Auvergne au profit de celle de Bourgogne et surtout de l’Occitanie (48).

            Auvergne fit place à Lyon dans le nom de la IIe Province ; elle fut divisée en trois Grands Prieurés ; celui de France (chef-lieu Paris) ; celui d’Auvergne (chef-lieu Lyon) ; celui de Provence (chef-lieu Aix) (49). Le Chapitre Provincial de Lyon fut supprimé et remplacé par une assemblée des grands dignitaires de la Province, qui devait avoir lieu tous les trois ans, et par un comité Administratif permanent où siégerait le Grand Prieur, les dignitaires du Prieuré et le Préfet (47).

            Les limites de la Province de Bourgogne furent modifiées. L’Helvétie fut élevée du rang de Sous-Prieuré à celui de Prieuré ;  la Commanderie de Bâle devint une Préfecture, pendant qu’une autre Préfecture était établie à Zurich ; certains privilèges furent aussi accordés aux Frères de Suisse pour la fondation de nouvelles Loges et la franchise de toutes redevances à l’égard de la Province. Le Convent adopta une nouvelle description des insignes et bijoux, en même temps que des règlements précis sur le gouvernement de l’Ordre et les émoluments des dignitaires (47).

            Bien que le Convent fût Français par essence, il vota une motion qui demandait au Grand Maître, le duc de Brunswick, que l’Italie fût détachée de la VIIIe Province et formât elle-même la IXe Province de l’Ordre (50).

            Sur la proposition du Président, Prost de Royer, le Convent diminua un peu le nombre et la pompe de ce qu’il appelait des « Titres stupides ». Le Grand Maître Provincial porterait le titre de « Très Illustre et Bienfaisant », les Préfets et les autres dignitaires seraient appelés « Vénérables et Bien-Aimés », tandis que les Chevaliers ordinaires étaient simplement « Chers Frères » (51). En outre les membres du Clergé ne remplissaient plus aucune fonction spéciale dans les Chapitres, pas même la distribution des aumônes (52). Les fêtes de l’Ordre furent ramenées à trois : la Saint-Hilaire, le 24 juin ou la fête de la survivance de l’Ordre, et le 2 novembre en commémoration des bienfaiteurs décédés (53). On constate, au moins dans quelques rituels postérieurs, que ces fêtes devinrent l’Épiphanie, la Saint-Jean-Baptiste et la Toussaint.

            La question de savoir si l’Ordre était directement le successeur de l’Ordre du Temple fut traitée de deux façons. D’un côté on supprima dans les rituels absolument tout ce qui élevait directement des prétentions à cette succession, mais, d’autre part, le Convent refusa de prendre la responsabilité d’une réponse ferme ; il aima mieux décider qu’on s’informerait encore auprès du Grand Maître lui-même et que la vraie décision serait laissée à la discrétion d’un futur convent. Bien que l’assemblée fût décidée à reconnaître le duc de Brunswick et le prince Charles de Hesse pour les chefs de l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants, cette reconnaissance n’impliquait pas que ces Frères fussent les véritables successeurs des Grands Maîtres de l’Ordre du Temple (47).

            Le nombre des grades fut fixé è six et les rituels révisés des quatre grades inférieurs (Apprenti, Compagnon, Maître Maçon et Maître Écossais) furent soumis è l’examen des députés et dûment approuvés par eux. Les rituels de l’Ordre Intérieur devaient être rédigés plus tard par le Chancelier de Bourgogne. Ceci est assez curieux car il y avait des mois qu’il avait entrepris ce travail et son insistance à demander la convocation du Convent longtemps avant que Willermoz fût prêt aurait fait naturellement supposer qu’il avait complètement terminé la part du travail préparatoire dont il s’était chargé.

            À l’avant dernière séance Louis de Beyerlé, Préfet de Nancy, souleva la question de la Maçonnerie d’Adoption et il insista pour que, du moment qu’on s’occupait de réformes, on discutât le plan d’un genre de Maçonnerie qui convint pour les femmes (54). Il avait quelque raison de penser que sa proposition trouverait un accueil favorable. Le Rite de la Maçonnerie d’Adoption avait pris naissance en 1770 environ et le Grand Orient, dans son assemblée générale du 10 avril 1774, avait établi son autorité sur toutes les Loges d’Adoption ; en outre, au moins trois membres éminents du Rite Templier faisaient partie de ce Rite.

            (Bacon de la Chevalerie avait pris part à la consécration de la Loge « La Candeur » en mars 1775 et en était devenu le Vénérable peu de temps après. En avril 1775 Prost de Royer, « Grand Maître de la Grande Loge Provinciale de Lyon », en était devenu membre et, le 9 mai, Willermoz lui-même avait signé le procès-verbal commémorant l’installation solennelle de la Loge d’Adoption par une délégation du Grand Orient ; en 1777 les procès verbaux enregistraient encore la présence de Prost de Royer, qualifié de « Président du Directoire Écossais de Lyon » (55). Willermoz avait aussi initié sa sœur, Mme Provensal, à l’Ordre des Élus Coens et il savait pertinemment que son maître Pasqually en avait fait autant en plusieurs occasions).

            Mais Willermoz était trop occupé à viser son propre but pour aider les autres à atteindre le leur et, bien que les députés n’aient pas désirés infliger à Beyerlé un second échec, ils n’étaient pas disposés à compromettre les relations de leur Système avec le reste du monde maçonnique et risquer d’être reniés par lui, en sanctionnant l’admission des femmes à leurs travaux rituels.

            Revenons maintenant au petit comité composé des deux Chanceliers. Les termes de l’arrêté qui les avait désignés étaient tels que Willermoz se trouvait en situation de réaliser ses vues et ses projets, quels qu’ils fussent, sans avoir à révéler quel était leur auteur ou à donner quelque explication. Au début du Convent il avait préparé la voie en annonçant que le comité de convocation « avait déjà reçu préliminairement de la part de quelques Frères étrangers, qui ne voulaient pas être nommés, des papiers très importants sur cet objet, à la traduction desquels on allait travailler de suite » (56), et, pour prévenir tout soupçon, les Frères présents avaient été priés d’apporter aussi leur contribution, autant qu’il serait en leur pouvoir.

            « Le congrès se réserva seulement », écrivit Willermoz au prince Charles de Hesse, « avoir connaissance du résultat des conférences du comité, ce qui donna lieu à l’instruction préliminaire ostensible. Cette instruction donnait aux Grands Profès le moyen de tenir des conférences privées entre eux, sans donner aucun ombrage aux autres membres du Chapitre » (63). Il n’est pas possible de savoir si et sous quelle forme Willermoz aurait fait des déclarations plus détaillées, si on lui avait dans une certaine mesure forcé la main.

            Mais, à la sixième séance, le 3 décembre, le Dr Boyer de Rouquet produisait, en qualité de député des Helviens, une lettre des Frères de Montpellier, qui posaient quelques questions importunes sur l’Ordre qui peuvent se résumer ainsi qu’il suit : Les anciens documents établissant des rapports entre les Templiers et la Stricte Observance, que le Baron de Weiler avait promis d’envoyer d’Allemagne, existaient-ils vraiment ? Ceux qui dirigeaient l’Ordre possédaient-ils des secrets d’une grande importance morale, capable de conduire l’humanité à la connaissance de la Sagesse ? Si des secrets d’une telle valeur existaient effectivement, les signataires de la lettre estimaient qu’il devait y avoir dans chaque Chapitre au moins un Frère qui en eût connaissance ; sinon il faudrait établir sur une nouvelle base, capable de satisfaire tous les membres de l’Ordre, l’enseignement que dispensait celui-ci (57).

            Il faut noter que, chaque fois qu’au cours des débats fut soulevée la question des origines ou des vrais secrets de l’Ordre, le Chancelier lyonnais resta invariablement fidèle à sa politique calculée d’effacement personnel, préférant apparemment exercer le pouvoir dans la coulisse et laisser ses amis ou confidents occuper la scène plutôt que de révéler vers quel but il tendait. En conséquence il laissa au Chancelier, son collègue et associé au comité, le soin de donner tout ce qui était inspiré par lui-même (57A).

            Jean de Turkheim exposa d’abord assez longuement que le but de la Maçonnerie avait été le perfectionnement moral et personnel des Frères plutôt que la pratique de la philanthropie ; car on ne vit pas seulement de pain et les besoins moraux sont aussi impérieux que les besoins physiques. Aussi le devoir des Chevaliers Bienfaisants était de se consacrer à la contemplation de la Vérité, afin d’aider une humanité infortunée à s’élever jusqu’à elle (58).

            Il en vint ensuite à révéler qu’il existait déjà un groupement secret d’initiés qui se vouaient à la recherche et à l’étude des vérités éternelles et il réclamait en leur faveur ce qui leur était nécessaire : la permission de continuer à exercer « les augustes fonctions du clergé primitif », sans être troublés par les questions indiscrètes des autres Frères (59). Ce qui revenait à proclamer que, dans l’intérêt de l’Ordre, il devait y avoir, en plus des Loges et Chapitres ordinaires, des cercles secrets, dont l’existence, la nature et les occupations resteraient ignorées ; c’était là tout ce que les Chanceliers d’Auvergne et de Bourgogne jugeaient à-propos de faire connaître.

            Une demande d’explications un peu plus claires fut adroitement éludée par Turkheim : il prétexta que le travail que lui avait imposé la révision du Code Maçonnique ne lui avait laissé que peu de loisir pour extraire des documents une instruction complète (60). Ses auditeurs se déclarèrent convaincus et décidèrent que copie du rapport qu’ils venaient d’entendre serait conservée dans toutes les Préfectures, pour servir à l’instruction des Chevaliers jugés dignes d’en prendre connaissance. Il n’est pas douteux que la conclusion du rapport de Turkheim avait contribué à les rendrent complaisants et dociles : il leur avait annoncé qu’il était autorisé à leur offrir la précieuse faveur d’être admis dans le Saint des Saints dont il venait de leur parler. Mais il avait averti ses auditeurs que pour que la porte donnant accès dans le domaine de la Science primitive, conservée par les gardiens de la tradition, pût leur être ouverte, certaines formalités étaient nécessaires ; que les obligations qu’ils avaient jusqu’alors contractées étaient insuffisantes pour franchir le seuil d’une aussi solennelle initiation et qu’on exigerait de tout candidat un nouvel engagement, formulé en ces termes :

« Je promets devant Dieu, dont j’avais hautement professé l’existence, et je m’engage
 envers tous mes Frères, sur ma parole d’honneur, de ne jamais communiquer, ni faire aucune mention, verbalement ou par écrit, à aucun homme qui ne sera pas engagé, comme je me reconnais l’être dès à présent, des intentions secrètes de l’Ordre qui vont m’être communiquées, ou pourront l’être par la suite, à moins d’y être autorisé par mes Frères réunis, qui auront reçu les mêmes, me reconnaissant dès ce moment indigne de leur estime et de toute communication envers eux, si je contreviens en aucune manière au présent engagement, que je contracte librement et volontairement pour mon avancement dans la vertu et la connaissance de la vérité. Que Dieu me soit en aide » (61).

            Turkheim, Jean-Baptiste Willermoz, Salzmann, Prost de Royer, Beyerlé, Duperret, le Dr Willermoz et Boyer de Rouquet signèrent cet engagement, daté de « décembre 1778 » (62). En y apposant sa signature comme les autres, le Chancelier lyonnais se donnait l’air d’être nouvellement admis dans l’Ordre secret. Il désirait être tenu, ainsi que le Chancelier strasbourgeois, simplement pour un intermédiaire chargé de traduire et de faire connaître les instructions provenant des mystérieux et fabuleux Frères étrangers. Pour une raison ou pour une autre, il semble avoir tenu cette ruse pour nécessaire et, afin d’en assurer le succès, il prit la précaution complémentaire de ne pas faire entrer Périsse, Duluc et Paganucci, ses collaborateurs les plus intimes, dans le premier groupe qui fut formé.

            « Après ceux-là (les dignitaires et les officiers), seulement, on procéda à la réception de ceux qui avaient été les confidents de ma rédaction, au moyen de quoi tout soupçon de connivence entre eux et moi fut absolument écarté » (63).

            Nous ne savons pas quelles cérémonies rituelles suivirent la signature de l’engagement. On ne fit probablement rien de plus que de proclamer que les signataires porteraient dorénavant le titre de « Profès » et que le devoir de chacun d’eux était d’étudier l’instruction secrète du grade, c’est-à-dire la traduction qui allait être faite des importants « papiers » envoyés par les Frères étrangers et dont la réception venait d’être notifiée au Convent. Willermoz a bien écrit en 1781 au prince Charles de Hesse qu’il avait aussi, dans une séance privée, donné lecture aux dignitaires du Convent du grade de Grand Profès ; mais il semble résulter de la confrontation de la liste des signataires des procès-verbaux du Convent avec les listes particulières et ultérieures des Frères composant les Collèges de Grand Profès que plusieurs des premiers n’ont jamais atteint le grade supérieur de la Profession  (64).

            Pour le moment Willermoz pouvait être pleinement satisfait. Les nouveaux Profès, du moins la plupart d’entre eux, considéraient la Maçonnerie comme une société ayant un but utilitaire et ils ignoraient complètement quelle était la véritable tendance des nouveaux grades ; il leur avait suffi de recevoir des titres qu’on leur avait dit être très anciens et importants. En outre, en signant leur engagement et en acceptant ces titres maçonniques, ils avaient mis le sceau de l’authenticité sur l’innovation de Willermoz et la « Profession », née dans le domaine de l’imagination, avait pris pied dans celui de la réalité.

            Que tout cela était attribuable à Willermoz seul, voir sa lettre au prince Charles : « Pour répondre sommairement aux questions que me propose V.A.S. je lui confesse que je suis le seul auteur et le principal rédacteur des deux instructions secrètes de Profès et de Grand Profès qui lui ont été communiquées ainsi que des statuts, formules et prières qui y sont joints et aussi d’une instruction qui précède ces deux-là, laquelle est communiquée sans mystère ni engagement particulier à presque tous les Chevaliers le jour même de leur vestition ou quelques jours après ad libitum ; celle-ci qui contient des anecdotes fort connues et aussi une délibération du convent national de Lyon, fait le complément de la réception et prépare de loin aux deux autres qui restent secrètes et dont ledit convent national n’eut aucune connaissance » (65).    

            Il ne reste plus qu’à noter encore deux faits : au moment de se séparer, le Convent désigna Prost de Royer, Turkheim et Willermoz pour composer un Comité National, dont les décisions devraient être approuvées rétrospectivement. Le Convent décréta aussi le tenues périodiques d’une sorte de Grand Chapitre National, où siègeraient les dignitaires des divers Prieurés et Districts, pour représenter les Loges françaises de l’Ordre et régler les questions importantes qui pourraient se poser de temps en temps. Mais, sans tenir compte de la recommandation instante du Grand Maître Provincial de la Ve Province, qui conseillait de ne rien faire qui pût être considéré comme un manque d’égards au Grand Maître ou aux supérieurs du Système allemand, le Convent leur substituait un gouvernement national dans la branche française de l’Ordre Templier et donnait ainsi satisfaction à ceux qui avaient protesté contre la dépendance où celle-ci se trouvait vis-à-vis d’une autorité étrangère (66).

            Finalement, les Chevaliers Bienfaisants lancèrent une circulaire, accompagnée du nouveau Code Maçonnique, et adressée à tous les établissements relevant de la Stricte Observance, pour leur faire connaître les décisions du Convent des Gaules. Les termes en avaient été approuvés au cours de la sixième séance, le 3 décembre. Nous ne savons pas de façon certaine qui fut responsable de la rédaction de ce manifeste, mais nous avons toutes raisons de l’attribuer à l’un des Chanceliers, sinon aux deux. En tout cas, la circulaire (67) est un document instructif et qui mérite une étude attentive, car elle montre clairement quelle fut l’attitude des promoteurs du Convent : 1) ils prétendaient avoir découvert la vraie origine de la Maçonnerie et le but qu’elle s’était assigné primitivement ; 2) ils condamnaient et interdisaient la pratique de tous les grades qui ne figuraient pas dans leur Système ; 3) ils se présentaient comme étant essentiellement les champions de l’adoration du Christ.

            La circulaire affirmait que le Convent avait, pour le moins, réussi à établir cette autorité suprême et légitime que « des Loges entières, dans diverses contrées, sentant la nécessité d’un centre commun dépositaire d’une autorité législative », avait cherché jusqu’alors en vain à établir « en coopérant à la formation de divers Grands Orients ». Les députés au Convent, « convaincus que la stabilité et la prospérité de l’Ordre Maçonnique dépendaient entièrement du rétablissement de cette unité primitive, ne trouvant pas chez ceux qui ont voulu se l’approprier les signes qui doivent la caractériser et enhardis aient appris sur l’ancienneté de l’Ordre des Francs-Maçons « fondé sur la tradition la plus constante », étaient « enfin parvenus à en découvrir le berceau ». Ils avaient le bonheur de retrouver des « traces précieuses de l’ancienneté et du but de la Maçonnerie ».

            « Les temps étaient passés », disait encore la circulaire, « où, méconnaissant l’esprit de la vraie Maçonnerie, on ne jugeait du mérite d’un candidat que par l’augmentation des fonds », où « L’obligation maçonnique n’était qu’un jeu de mots et les cérémonies de réception qu’un amusement puéril et souvent indécent », où « l’on craignait de rencontrer dans la société civile un homme qu’on venait d’embrasser comme Frère ». Les Chevaliers Bienfaisant étaient « moins jaloux de captiver la multitude que d’acquérir de dignes Frères » (67).

            La circulaire insistait sur les caractères distinctifs du Régime : pratique de la bienfaisance, inspiration chrétienne, réprobation des grades de Vengeance, parfaite égalité régnant entre tous les membres de l’association. « L’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte », disait-elle, « est ramené par la Réforme à son but primitif, qui n’est autre que le soulagement de l’humanité… Aucun profane ne peut être reçu Franc-Maçon s’il ne professe la religion chrétienne… La Maçonnerie Réformée ne comprend que quatre grades ; tous les autres grades, sous quelque dénomination qu’ils soient connus, principalement toute espèce d’Élu, de Chevalier Kadosch et les grades qui leur ressemblent  sont expressément défendus dans toutes les Loges Réunis, sous les peines les plus graves comme dangereux et contraires au but et à l’esprit de la Franc-Maçonnerie ».

            Je ne puis rien faire de mieux, pour conclure, que d’adopter l’essentiel du résumé, donné par Mme Joly (68), des résultats du Convent. Willermoz a atteint le but qu’il s’était proposé ; la classe secrète des grades supérieurs a été établie et il avait officiellement autorisation de cultiver sa propre doctrine, sous la condition du secret et du mystère. Le Convent des Gaules avait fait des trois Directoires français de la Stricte Observance une société mystique entièrement différente du Système allemand dont elle était issue. On peut dire que le Chancelier lyonnais, malgré son affectation de modestie, était devenu virtuellement le chef d’un nouveau Régime Maçonnique, le Supérieur Inconnu à lui-même (et restant tout à fait sans le savoir) de l’Ordre des Élus Coens fondé par Pasqually; Source.: Mariette Cyvard                 .