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lundi 23 juillet 2018

Incidents de la Vie du Comte de Saint-Germain (1743-1784)

Birago Diop

Incidents de la Vie du Comte de Saint-Germain (1743-1784)

I. COOPER-OAKLEY Incidents de la Vie du Comte de SAINT-GERMAIN
Traduit de l’ anglais en 1930



AVANT-PROPOS

La personnalité du comte de Saint-Germain n'a jamais été bien connue. Il est resté autour de son nom une légende qui fait tort à la haute valeur de cet homme extraordinaire considéré par les uns comme un habile charlatan et par d'autres comme un être mystérieux, doué de pouvoirs étranges ou d'un savoir extraordinaire.

Voltaire, dont certes le témoignage n'est pas à dédaigner, regardait le comte de Saint-Germain comme un homme possédant un savoir universel.

En réalité, le comte de Saint-Germain fut un missionnaire envoyé, par les Etres supérieurs qui dirigent l'humanité, pour essayer de modifier l'état de la société au XVIIIe siècle, et pour donner ce qui manquait à l'Ecole Encyclopédique : une base pour rénover les idées et les lois.

Mais les esprits n'étaient pas prêts à recevoir une nouvelle impulsion spirituelle. La résistance des privilégiés à opérer des réformes, la corruption de la cour et de la royauté, la misère toujours croissante du peuple, misère qui, depuis la fin du règne de Louis XIV, allait en s'accentuant, ramenant comme un glas funèbre au milieu des autres souffrances du peuple ce mot : famine, famine..., avaient eu pour résultat de tourner les coeurs et les intelligences vers deux courants d'intérêts directement opposés : le maintien des privilèges d'un côté, l'abolition de ces privilèges de l'autre.

Bien qu'il y ait eu, dans la Révolution française, un grand élan de sentiments généreux, il ne faut pas se dissimuler que ces sentiments n' ont pas tardé à être étouffés par la poussée impérieuse des instincts trop longtemps refoulés. Le peuple s'était laissé entraîner alors à suivre ses passions et la Révolution s'était noyée dans le sang.

Saint-Germain avait essayé en vain de peser sur les privilégiés et sur la royauté pour obtenir des concessions et des réformes qui auraient empêché l'explosion des passions populaires; puis, ces concessions obtenues et l'état matériel de la société s'étant amélioré, cette détente physique en quelque sorte, aurait permis à certaines idées d'être répandues dans la société et d'aider parallèlement à sa réorganisation en lui donnant la base morale qui est nécessaire à tout groupement social pour avoir une vie rationnelle et harmonique.

Saint-Germain ne réussit donc pas dans son œuvre et disparut sans qu'on sût communément ce qu'il était devenu. Son action s' est-elle pour cela ralentie? Non, car à certaines individualités particulièrement évoluées, est dévolu le rôle d'agir constamment dans l'humanité, soit directement, soit occultement, tantôt sur le plan physique, tantôt hors de ce plan. La tentative du siècle dernier ayant avorté, le comte de Saint-Germain n'en a pas moins poursuivi la réalisation de son œuvre, qu'il reprendra ostensiblement dès qu'il le jugera nécessaire, c'est-à-dire à notre époque, époque qui, dans ses troubles et ses agitations, marque la fin d'un cycle dont la balance s'établit, et le commencement d'une nouvelle période de l'activité humaine.

Cette assertion peut sembler étrange : cependant, quoi de plus juste et de plus consolant que de penser à cette protection continuelle exercée par les grandes Ames qui ont atteint le but, afin d'aider les âmes hésitantes et encore dans l'enfance?

Pourquoi trouver extraordinaire que des esprits très développés, ayant par conséquent une connaissance très complète des lois de la nature, puissent, à un moment donné, se manifester pleinement aux yeux des autres hommes?

Ne traitons donc pas légèrement ces assertions qui nous montrent de hautes intelligences venant nous aider à réaliser l'avancement spirituel et moral de l'humanité, comme l'a fait et le fera encore celui qui s'est fait connaître au siècle dernier, sous le nom de comte de Saint-Germain.

Le Lotus Bleu d'avril 1898, page 71, donnait à ce sujet l'opinion du Président de la Société Théosophique et annonçait la publication prochaine de documents inédits sur le comte de Saint-Germain. Nous les donnons ci-après, tels qu'ils ont été mis en lumière par l'un des écrivains les plus distingués de notre société, Mme Cooper Oakley, en faisant remarquer, toutefois, que ces documents, malgré qu'ils aient été recherchés dans toute l'Europe, ne traitent, en somme, que de quelques incidents de la vie du célèbre personnage. Il n'a pas été possible de trouver davantage. En ce qui concerne la France, notamment, tous les documents qui se trouvaient avant 1870 dans les archives de l'Etat avaient été réunis, par ordre de l'empereur, à la préfecture de police, pour en faire un travail d'ensemble, et ils ont été consumés dans l'incendie de cet édifice, sous la Commune, en 1871.

Cette fatalité, qui fait disparaître les traces des envoyés occultes, s'est peut-être reproduite ailleurs : en tout cas, les quelques détails qui vont suivre ne laisseront pas d'intéresser nos lecteurs et c'est dans ce but que nous les leur donnons.

(Extrait du Lotus Bleu, année 1899-1900.)



- I -

Les extraits qui suivent proviennent de rares et précieux souvenirs de Marie-Antoinette, recueillis par la comtesse d'Adhémar qui était une intime amie de la reine et qui mourut en 1822.

Je n' ai pu trouver une seule copie de ce rare travail dans une librairie anglaise ou française. Mais il en existe heureusement une à Odessa, dans la bibliothèque de Mme Fadéef, tante de notre maître et amie, Mme Blavatsky, ce qui peut en augmenter le prix pour nous.

Un de nos membres a été assez bon pour me permettre de faire quelques extraits des quatre volumes, et je dois des remerciements à Mme Fadéef pour m'avoir dans ce but si gracieusement prêté ce manuscrit. Il semble que Mme d'Adhémar a tenu un journal suivant la mode de cette époque, et a plus tard écrit ses souvenirs d'après ce journal, en y intercalant à l'occasion une remarque explicative; ces notes s'étendent pendant une longue période de temps, c'est-à-dire de 1760 à 1821. Un fait très intéressant, quant aux dates, se trouve dans une note écrite de la main de la comtesse, attachée avec une épingle au manuscrit original et datée du 12 mai 1821. Elle mourut en 1822. Cette note fait allusion à une prophétie du comte de Saint-Germain en 1793, dans laquelle il avertissait que le triste destin de la reine approchait, et en réponse à la question de la comtesse si celle-ci le reverrait, il répondit : cinq fois encore, mais ne désirez pas la sixième.

La comtesse écrit : « J'ai revu M. de Saint-Germain et toujours à ma surprise inénarrable : à l'assassinat de la reine; au 18 brumaire; le jour qui suivit la mort du duc d'Enghien; dans le mois de janvier 1813 et le soir du meurtre du duc de Berry en 1820. J'attends la sixième visite quand Dieu le voudra. »

Ces dates sont intéressantes, à cause de l'opinion généralement adoptée que Saint-Germain mourut en 1780. Quelques écrivains peu nombreux disent qu'il s'est seulement retiré du monde; ces opinions différentes seront traitées plus tard Mme d'Adhémar raconte ainsi, page 53, une aventure qui lui arriva avec le comte de Saint-Germain au commencement du règne de Louis XVI :

J'étais seule à Paris, M. d'Adhémar étant allé faire visite à quelques-uns de ses parents qu' il avait dans le Languedoc; nous étions le dimanche à huit heures du matin. J'ai l'habitude d'entendre la messe à midi, de sorte que j'avais peu de temps à moi pour faire ma toilette et me préparer à sortir. Aussi je me levais à la hâte et j'avais à peine revêtu ma robe de chambre du matin que Melle Rostande, ma principale femme de chambre en qui j'avais placé toute ma confiance, vint me dire qu'un gentilhomme désirait me parler.

Faire une visite à une femme à huit heures du matin, c'était agir contre toutes les règles adoptées. « Est-ce mon mandataire, mon homme de loi », demandai-je, car on a toujours un de ces gens à ses talons, quelque peu importante que soit la propriété que l'on possède. « Est-ce mon architecte, mon sellier, ou l'un de mes fermiers? »

A chaque question une réponse négative.

« Mais qui est-ce alors, ma chère? » Je traitais ma servante avec familiarité. Elle était née le même jour que moi, dans la même maison, celle de mon père, avec cette différence que j'étais venue au monde dans un bel appartement et elle dans la loge de notre portier, son père, digne languedocien qui était retraité à notre service.

« J'ai pensé, répondit ma servante, avec tout le respect que je dois à madame la comtesse, que le diable s'est fait depuis longtemps un manteau de ce personnage. »

Je passai en revue ceux de ma connaissance qui avaient pu mériter un pareil traitement de la part de Satan et j'en trouvai tant que je ne sus sur qui faire peser mes soupçons.

« — Puisque Madame ne devine pas, je prendrai la liberté de lui dire que c'est le comte de Saint-Germain.

— Le comte de Saint-Germain! m' écriai-je, l'homme des miracles!

— Lui-même. »

Ma surprise était grande de savoir qu'il était à Paris et dans ma maison. Il y avait huit ans qu'il avait quitté la France et personne ne savait ce qu'il était devenu. N'écoutant que ma curiosité, je lui ordonnai de l'introduire.

« — Vous a-t-il dit de se faire annoncer sous son nom?

— C'.est M. de Saint-Noël qu' il s'appelle maintenant, mais je le reconnaîtrais entre mille. »

Elle partit et un moment après le comte apparut. Il était frais, avait bonne mine et paraissait avoir rajeuni. Il me fit le même compliment, mais on peut douter s'il était aussi sincère que le mien.

«_ Vous avez perdu, lui dis-je, un ami, un protecteur dans le dernier roi.

— Je regrette doublement cette perte, à la fois pour moi et pour la France.

— La nation n'est pas de votre avis. Elle compte sur le nouveau règne pour son bonheur.

— C'est une erreur, ce règne lui sera fatal.

— Que dites-vous? répliquai- je, en baissant la voix et en regardant autour de moi.

— La vérité... Une gigantesque conjuration est formée qui n'a pas encore de chef avéré, mais il apparaîtra d'ici peu de temps. Le but n'est rien moins que le renversement de ce qui existe pour le rétablir sur un nouveau plan. Il y a de la mauvaise volonté de la part de la famille royale, du clergé, de la noblesse, de la magistrature. Il est cependant encore temps d'étouffer le complot, plus tard ce sera impossible.

— Où avez-vous vu tout cela ? Est-ce en rêve ou éveillé ?

— En partie à l'aide de mes deux oreilles et en partie par le moyen des révélations. Le roi de France, je le répète, n'a pas de temps à perdre.

— Il faut demander une audience au comte de Maurepas et lui faire connaître vos craintes, car il peut tout, ayant entièrement la confiance du roi.

— Il peut faire tout, je le sais, excepté de sauver la France, ou plutôt c'est lui qui hâtera sa ruine, cet homme vous perdra, Madame.

— Vous m'en dites assez pour vous faire envoyer à la Bastille le reste de vos jours.

— Je ne parle ainsi qu'aux amis dont je suis sûr.

— Néanmoins, voyez M. de Maurepas; il a de bonnes intentions, malgré son manque d'habileté.

— Il repousserait l'évidence; d'ailleurs il me déteste; ne connaissez-vous pas le sot quatrain qui a causé son exil :

Belle marquise il loue vos charmes,

Vous êtes belle et très franche

Mais tout cela n'empêche pas

Que vos fleurs ne soient que des fleurs.

— La rime est inexacte, comte.

— Oh ! la marquise n'y fit pas grande attention, mais elle savait que M. de Maurepas en était l'auteur et il prétendit que je lui avais enlevé le manuscrit original pour l'envoyer à la hautaine sultane. Son exil suivit la publication de ces méchants vers, et depuis cette époque il m'a compris dans ses plans de vengeance; il ne me pardonnera jamais. Néanmoins, madame la comtesse, voici ce que je vous propose. Parlez de moi à la reine, des services que j'ai rendus au Gouvernement dans les missions qui m'ont été confiées pour les diverses cours de l'Europe. Si Sa Majesté veut m'écouter, je lui révélerai ce que je sais; alors elle jugera s'il est bien que j'entre en présence du roi — sans cependant l'intervention de M. de Maurepas, c'est mon sine qua non. J'écoutais attentivement M. de Saint-Germain et je compris tous les dangers qui seraient encore suspendus sur ma tête, si j'intervenais dans une pareille affaire. D'un autre côté, je savais le comte de Saint-Germain parfaitement au courant de la politique européenne et je craignais de perdre l'occasion de servir l'Etat et le roi. Le comte de Saint-Germain, devinant mon incertitude, me dit :

« — Réfléchissez à ma proposition, je suis à Paris incognito, ne parlez de moi à personne et si demain vous voulez venir me trouver dans l'église des Jacobins de la rue Saint-Honoré, j'y attendrai votre réponse à 11 heures précises.

— J'aimerai mieux vous voir chez moi.

----Volontiers; à demain, alors, Madame. »

II partit. Je réfléchis toute la journée sur cette espèce d'apparition et sur les menaces du comte de Saint-Germain. Quoi! nous étions à la veille d'une désorganisation sociale; ce règne, qui avait commencé sous de si heureux auspices, préparait la tempête! Après avoir longtemps médité sur ce sujet, je me décidai à présenter M. de Saint-Germain à la reine, si elle y consentait. Il fut ponctuel au rendez-vous et fut enchanté de la résolution que j'avais prise. Je lui demandai.s'il allait se fixer à Paris; il me répondit que non, ses projets ne lui permettant pas de vivre plus longtemps en France.

« — Un siècle se passera, dit-il, avant que j'y réapparaisse. »

J’ éclatai de rire et il en fit autant. Cette journée-là même, je me rendis à Versailles ; je lui demandai de faire savoir à la Reine que je désirais la voir aussitôt qu’ elle pourrait me recevoir La première femme de chambre revint avec l’ ordre de m’ introduire. J’ entrai, la reine était assise en face d’ un charmant bureau en porcelaine, que le roi lui avait donné ; elle était en train d’ écrire, et tournant la tête elle me dit en souriant gracieusement :

« — Qu'avez-vous besoin de moi?

— Une bagatelle, Madame; j'aspire tout simplement à sauver la monarchie. »

Sa Majesté me regarda avec étonnement :

« — Expliquez-vous. »

A cet ordre, je fis mention du comte de Saint-Germain; je dis tout ce que j'en savais, son intimité avec le feu Roi, Mme de Pompadour, le duc de Choiseul ; je parlai des services réels qu'il avait rendus à l'Etat par son habileté diplomatique; j'ajoutai que depuis la mort de la marquise, il avait disparu de la Cour, et que personne ne connaissait l'endroit où il s'était retiré. Quand j'eus suffisamment piqué la curiosité de la Reine, je terminai en lui répétant ce que le comte m'avait dit le jour précédent, et qu'il m'avait confirmé le matin.

La reine parut réfléchir, puis elle répliqua :

« — C'est étrange; hier j'ai reçu une lettre de mon mystérieux correspondant; il m'a averti qu'une importante communication me serait faite, et que je devais la prendre en sérieuse considération sous peine des plus grands malheurs; la coïncidence de ces deux choses est remarquable, à moins toutefois qu'elle ne vienne de la même source; qu'en pensez-vous ?

— Je ne sais qu'en dire, la reine a reçu ces communications mystérieuses pendant plusieurs années; et le comte de Saint-Germain n'a réapparu qu'hier.

— Peut-être agit-il de cette façon pour se mieux cacher?

— Cela est possible; néanmoins, quelque chose me dit qu'on doit avoir foi dans ses paroles.

— Après tout, on n'est pas triste de le voir, ne fût-ce qu'en passant. Je vous autorise alors à me l'amener demain à Versailles, habillé dans votre livrée; il restera dans vos appartements et aussitôt qu'il me sera possible de l'admettre je vous appellerai; je ne veux l'écouter qu'en votre présence, c'est aussi mon sine qua non.

Je m'agenouillai profondément et la reine me renvoya chez moi avec le signal habituel. Je dois avouer cependant que ma confiance dans le comte de Saint-Germain était diminuée par la coïncidence existant entre son arrivée à Paris et l'avis reçu la veille par Marie-Antoinette. Je m'imaginai voir en cela un plan régulier de tricherie et je me demandais si je devais lui en parler; mais, tout considéré, je résolus d'être silencieuse, persuadée qu'il était préparé d'avance à répondre à cette question.

M. de Saint-Germain m'attendait dehors. Aussitôt que je l'aperçus, j'arrêtai ma voiture; il monta avec moi et nous rentrâmes ensemble chez moi. Il assista à mon dîner; mais suivant son habitude, il ne mangea pas. Après cela il proposa de retourner à Versailles; il dormirait à l'hôtel, ajouta-t-il, et me rejoindrait le lendemain. Je consentis à cette combinaison, dans mon désir de ne rien négliger pour le succès de cette affaire. Nous étions dans mon local, dans les quartiers qu'on appelait à Versailles une suite d'appartements, quand un des pages de la reine vint me demander, au nom de Sa Majesté, le deuxième volume du livre qu'elle m'avait demandé de rapporter de Paris; c'était le signal convenu. Je remis au page un volume d'un nouveau roman quelconque, je ne sais lequel, et aussitôt qu'il fut parti, je le suivis, accompagnée de mon laquais. Nous entrâmes par le cabinet; Mme de Misery me conduisit dans la chambre privée où la reine nous attendait ; elle se leva avec une dignité affable.

« — Monsieur le comte, lui dit-elle, Versailles est une place qui vous est familière.

— Madame, pendant près de vingt ans, je fus intimement lié avec le feu roi; il daigna m'écouter avec bonté; il fit usage de mes pauvres capacités en plusieurs occasions, et je ne pense pas qu'il regrettât de m'avoir donné sa confiance.

— Vous avez désiré que M™ d'Adhémar vous amenât à moi; j'ai une grande affection pour elle, et je ne doute pas que ce que vous avez à me dire ne mérite d'être écouté.

— La reine, répondit le comte d'une voix solennelle, pèsera dans sa sagesse ce que je vais lui confier; le parti encyclopédique désire le pouvoir; il ne l'obtiendra que par la chute absolue du clergé et, pour assurer ce résultat, il renversera la monarchie. Ce parti, qui cherche un chef parmi les membres de la famille royale, a jeté les yeux sur le duc de Chartres; ce prince deviendra l'instrument d'hommes qui le sacrifieront quand il aura cessé de leur être utile; la couronne de France lui sera offerte, il trouvera l'échafaud au lieu du trône; mais avant ce jour de la rétribution, quelles cruautés, quels crimes! Les lois ne seront plus longtemps la protection des bons et la terreur des méchants ; ce sont ces derniers qui saisiront le pouvoir avec leurs mains teintées de sang; ils aboliront la religion catholique, la noblesse, la magistrature.

— De sorte, qu'il ne restera rien que la royauté, interrompit la reine avec impatience.

— Pas même la royauté, mais une république avide, dont le sceptre sera le couteau de l'exécuteur »

A ces mots, je ne pus me contenir moi-même et prenant sur moi d'interrompre le comte en présence de la reine :

« — Monsieur, criai-je, pensez-vous à ce que vous dites, et devant qui vous parlez?

— En vérité, ajouta Marie-Antoinette, un peu agitée, ce sont des choses que mes oreilles ne sont pas habituées à entendre.

— Et c'est dans la gravité des circonstances que j'ai trouvé cette hardiesse, répliqua froidement M. de Saint-Germain. Je ne suis pas venu avec l'intention de rendre à la reine un hommage dont elle doit être fatiguée, mais pour lui montrer les dangers qui menacent sa couronne, si de promptes mesures ne sont pas prises pour les éloigner.

— Vous êtes positif, Monsieur, dit la reine avec pétulance.

— Je suis profondément peiné de déplaire à Vôtre Majesté, mais je ne puis dire que la vérité.

__Monsieur, répliqua la reine en affectant un ton jovial, le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.

— J'admets, Madame, que tel est le cas en ce moment, mais Votre Majesté me permettra de lui rappeler à mon tour que Cassandre a prédit la ruine de Troie et que l'on a refusé de la croire; je suis Cassandre, la France est le royaume de Priam. Plusieurs années passeront encore dans un calme trompeur, puis de toutes les parties du royaume accourront des hommes avides de vengeance, de pouvoir et d'argent; ils renverseront tout sur leur chemin; la populace séditieuse et quelques grands personnages de l'Etat leur prêteront leur aide; un esprit de délire s'emparera des citoyens; la guerre civile aura lieu avec toutes ses horreurs; elle entraînera avec elle le meurtre, le pillage, l'exil. Alors on regrettera de ne pas m'avoir écouté, peut-être me demander a-t-on encore, mais le temps aura passé... la tempête aura tout détruit devant elle.

— J'avoue, Monsieur, que ce discours m'étonne de plus en plus et si je ne savais que le feu roi eut de l'affection pour vous et que vous l'avez servi fidèlement... Vous désirez parler au roi?

— Oui, Madame, mais sans le concours de M. de Maurepas. Il est mon ennemi; d'ailleurs je le range parmi ceux qui contribueront à la ruine du royaume, non par malice, mais par incapacité.

— Vous êtes sévère pour un homme qui a l'approbation de la majorité.

— Il est le premier ministre, et à ce titre il est sûr d'avoir des flatteurs.

— Si vous l'écartez de vos rapports avec le roi, je crains que vous n'ayez de la peine à approcher de Sa Majesté qui ne peut agir sans son principal conseil.

— Je serai à la disposition de leurs Majestés aussi longtemps qu'elles désireront m'employer; mais je ne suis pas leur sujet, toute obéissance de ma part est un acte gratuit.

— Monsieur, dit la reine, qui à cette époque ne pouvait traiter aucun sujet sérieux pendant longtemps, où êtes-vous né?

— A Jérusalem.

— Et quelle était... quand?

— La reine me permettra d'avoir une faiblesse commune à beaucoup de personnes. Je n'aime jamais dire mon âge, cela porte malheur.

— Comme pour moi, l'almanach royal ne fait aucune allusion au mien. Adieu, Monsieur; le plaisir du roi vous sera communiqué. »

C'était un congé, nous nous retirâmes et en revenant à la maison avec moi, M. de Saint-Germain me dit :

« —Je suis sur le point de vous quitter, Madame, et pour longtemps, car je n'ai pas l'intention de rester plus de quatre jours en France.

— Qu'est-ce qui vous décide à partir si vite.

— La reine répétera au roi ce que je lui ai dit; Louis XVI le redira à son tour à M. de Maurepas. Ce ministre délivrera une lettre de cachet contre moi, et le chef de la police aura des ordres pour la mettre à exécution; je sais comment ces choses se passent et je ne désire pas aller à la Bastille.

— Que vous importerait. Vous passeriez à travers la geôle.

— Je préfère ne pas avoir besoin de recourir à un miracle; adieu, Madame.

— Mais si le roi vous demandait?

— Je reviendrais.

— Comment le saurez-vous?

— J'ai le moyen de le savoir, ne vous tourmentez pas pour cela.

— En attendant je serai compromise.

— En aucune façon; adieu. »

II partit aussitôt qu'il se fut débarrassé de ma livrée. Je restais fort troublée. J'avais dit à la reine que pour être plus apte à satisfaire ses désirs je ne quitterais pas le château. Deux heures après, Mme de Misery vint me chercher au nom de Sa Majesté. Je n'augurais rien de bon de cet empressement; je trouvai le roi avec Marie-Antoinette. Elle me parut embarrassée; Louis XVI, au contraire, vint à moi franchement et me prit la main qu'il baisa avec une grâce infinie, car il était charmant quand il voulait.

« —Madame d'Adhémar, me dit-il, qu'avez-vous fait de votre sorcier?

— Le comte de Saint-Germain, Sire? Il est parti pour Paris.

— Il a sérieusement alarmé la reine ; vous avait-il auparavant tenu le même langage?

— Pas avec autant de détails.

— Je ne vous en veux pas pour cela, ni la reine non plus, car vos intentions sont bonnes; mais je blâme l'étranger pour avoir osé nous prédire des revers que les quatre coins du globe ne pourraient offrir dans le courant d'un siècle. Avant tout, il a tort de se cacher du comte de Maurepas qui voudrait savoir comment détruire ses inimitiés personnelles, si cela était nécessaire, pour les sacrifier aux intérêts de la monarchie. Je lui parlerai de la chose, et s'il me conseille de voir Saint-Germain, je ne refuserai pas de le voir. Il a la réputation d'être intelligent et habile; mon grand-père aimait sa société, mais avant de lui accorder un entretien, j'ai voulu vous rassurer sur les conséquences possibles de la réapparition de ce mystérieux personnage. Quoi qu'il puisse arriver, vous serez mise au courant. »

Mes yeux se remplirent de larmes à cette preuve frappante de la bonté de leurs Majestés, car la reine me parla aussi affectueusement que le roi. Je revins plus calme, mais tourmentée néanmoins de la tournure que cette affaire avait prise, je me félicitais intérieurement que M. de Saint-Germain eût tout prévu.

Deux heures plus tard, j'étais encore dans mon boudoir, absorbée dans mes pensées, quand il y eut un coup frappé à la porte de ma modeste chambre. J'éprouvai une commotion extraordinaire, et presque immédiatement les deux battants de la porte s'ouvrirent et Monseigneur le comte de Maurepas fut annoncé. Je me levai pour le recevoir avec bien plus de vivacité que s'il avait été le roi de France. II s'avança avec le sourire aux lèvres.

« — Pardonnez-moi, Madame, dit-il, pour le manque de cérémonie de ma visite, mais j'ai quelques questions à vous faire, et la politesse a exigé que je vinsse vous chercher. »

Les courtisans de cette époque montraient une politesse exquise envers les femmes, politesse qui ne dura pas longtemps dans toute sa pureté après la tempête qui renversa tout. Je répliquais, comme je devais le faire, à M. de Maurepas, et après ces préliminaires ...

« — Bien, reprit-il, alors notre vieil ami, le comte de Saint-Germain, est revenu? Il en est Encore à ses vieux trucs, et il a recommencé sa jonglerie? »

J'étais sur le point de me récrier. Mais, m'arrêtant avec un geste de prière :

« — Croyez-moi, ajouta-t-il, je connais le coquin mieux que vous, Madame. Une chose seulement me surprend ; les années ne m'ont pas épargné, et la reine déclare que le comte de Saint-Germain a l'apparence d'un homme de 40 ans. Quoi qu'il puisse être, nous devons savoir à quelle source il a pris cette information si précise, si alarmante; il ne vous a pas donné son adresse, je le garantirais ?

— Non, monsieur le comte.

— Il sera découvert, nos policiers ont un flair très fin..., le roi vous remercie pour votre zèle, rien de mauvais n'atteindra Saint-Germain, sauf qu'il sera enfermé dans la Bastille où il sera bien nourri, bien chauffé jusqu'à ce qu'il veuille bien nous dire où il a recueilli tant de choses curieuses. »

A ce moment notre attention fut détournée par le bruit de la porte de ma chambre qui s'ouvrait ...

C'était le comte de Saint-Germain qui entrait. Un cri m'échappa, pendant que M. de Maurepas se leva précipitamment, et je dois dire que sa contenance changea un peu. Le thaumaturge s'approchant de lui, dit :

« — Monsieur le comte de Maurepas, le roi vous a sommé de lui donner un bon avis, et vous ne pensez qu'à maintenir votre autorité en vous opposant à ce que je voie le monarque; vous perdez là monarchie, car je n'ai qu'un temps limité à donner à la France, et ce temps écoulé je ne serai plus revu qu'après trois générations consécutives. J'ai dit à la reine tout ce qu'il m'était permis de lui dire ; mes révélations au roi auraient été plus complètes; il est malheureux que vous soyez intervenu entre Sa Majesté et moi. Je n'aurai rien à me reprocher quand l'horrible anarchie dévastera la France entière. Quant à ces calamités, vous ne les verrez pas; mais les avoir préparées sera suffisant pour votre mémoire... N'attendez aucun hommage de la postérité, ministre frivole et incapable ! vous serez rangé parmi ceux qui font la ruine des empires. »

M. de Saint-Germain ayant ainsi parlé sans reprendre haleine revint vers la porte, la ferma et disparut.

Tous les efforts pour trouver le comte furent inutiles.



- II -

M. de Saint-Germain, nous le voyons, essaya de prévenir la famille royale des dangers qui la menaçaient. Il fut le mystérieux donneur d'avis dont on a si souvent parlé, et veillait évidemment sur la malheureuse jeune reine depuis son entrée en France. Il chercha à faire comprendre au Roi et à la Reine que M. de Maurepas et leurs autres conseillers ruinaient la France. Ami de la royauté, l'abbé Barruel ne l'en accusa pas moins de mener la Révolution. Mais « le temps dévoile toute chose », l'accusateur est oublié, et l'accusé a pris rang d'ami fidèle et de vrai prophète. Ecoutons maintenant Mme d'Adhémar :

« L'avenir s'assombrissait; nous touchions à la catastrophe terrible qui allait bouleverser la France; l'abîme était sous nos pas et nous détournions la tête; frappés d'un fatal aveuglement nous courions de fête en fête, de plaisirs en plaisirs, c'était comme une sorte de démence qui nous poussait gaiement à notre perte... Hélas! comment conjurer la tempête quand on ne la prévoit pas ?

« Pourtant, de loin en loin, des esprits chagrins ou observateurs tentaient de nous arracher à cette sécurité funeste. J'ai déjà dit que le comte de Saint-Germain avait cherché à dessiller les yeux de LL. MM. en leur faisant entrevoir l'approche du péril; mais M. de Maurepas, ne voulant pas que le salut du royaume vînt d'un autre que lui, évinça le thaumaturge et il ne reparaissait plus. »

Ceci se passait en 1788, la catastrophe finale n'arriva qu'en 1793, mais les attaques dirigées contre le Roi et le Trône devenaient plus virulentes d'année en année, grâce au fatal aveuglement signalé par notre auteur. La frivolité de la cour marchait de pair avec la haine de ses ennemis et la malheureuse Reine s'efforçait mais en vain de comprendre l'état des affaires. Mme d'Adhémar nous dit à ce propos :

« Je ne peux résister à copier ici, pour donner une idée de ces tristes débats, une lettre écrite par M. de Sallier, conseiller au parlement à la chambre des requêtes, et adressée à l'un de ses amis, membre du parlement de Toulouse... Cette relation fut répandue et lue avec avidité, nombre de copies en circulèrent dans Paris. Avant que l'original parvînt à Toulouse, on en parla chez la duchesse de Polignac. La reine s'adressant à moi, me demanda si je l'avais lue et me pria de la lui procurer; cette demande me jeta dans un embarras réel ; je souhaitais obéir à Sa Majesté et en même temps je craignais de déplaire au ministre dirigeant; cependant mon attachement pour la reine l'emporta.

« Marie-Antoinette lut devant moi cette pièce et alors soupirant :

« — Ah! Madame d'Adhémar, dit-elle, que toutes ces attaques à l'autorité du Roi me sont cruelles ! nous marchons sur un terrain qui tremble; je commence à croire que votre comte de Saint-Germain avait raison, nous eûmes tort de ne pas l'écouter, mais M. de Maurepas nous imposait une dictature adroite et despotique. Où va-t-on? »

« ...La reine me fit appeler; j'accourus à son ordre sacré. Elle tenait à la main une lettre.

--- Madame d'Adhémar, dit-elle, voici encore une missive de mon inconnu! N'avez vous pas entendu parler de nouveau du comte de Saint-Germain?

« — Non, répondis-je; je ne l'ai pas vu, et rien de sa part ne m'est arrivé.

« — Cette fois, ajouta la Reine, l'oracle a pris le langage qui lui convient, l'épître est en vers ; ils peuvent être mauvais, mais ils sont peu réjouissants. Vous les lirez à votre loisir, car j'ai promis une audience à l'abbé de Ballivières. Je voudrais que mes amis vécussent en bonne intelligence.

« — D'autant, osai-je ajouter, que leurs ennemis triomphent de leurs querelles.

« — L'inconnu dit comme vous ; mais qui a tort ou raison? »

« ...On vint informer Marie-Antoinette que l'abbé de Ballivières était rendu à ses ordres. Je passai dans les petits cabinets, où, ayant demandé du papier, des plumes et de l'encre à Mme Campan, je copiai la pièce suivante, obscure alors, et qui, depuis, est devenue trop claire :

Les temps vont arriver où la France imprudente,

Parvenue aux malheurs qu'elle eût pu s'éviter

Rappellera l'enfer tel que l'a peint le Dante.

Reine, ce jour est proche, il n'en faut plus douter.

Une hydre lâche et vile, en ses orbes immenses

Enlèvera le trône, et l'autel, et Thémis.

Au lieu du sens commun, d'incroyables démences

Régneront. Aux méchants, lors tout sera permis,

Oui, l'on verra tomber sceptre, encensoir, balance,

Les tours, les écussons, et jusqu'aux blancs drapeaux.

Ce sera désormais dol, meurtre, violence,

Que nous retrouverons au lieu d'un doux repos.

De longs fleuves de sang coulent dans chaque ville,

Je n'entends que sanglots, je ne vois que proscrits,

Partout gronde en fureur la discorde civile,

Et partout la vertu fuit en poussant des cris.

Du sein d'une assemblée un vœu de mort s'élève.

Grand Dieu ! qui va répondre à des juges bourreaux !

Sur quels augustes fronts vois-je tomber le glaive!

Quels monstres sont traités à l'égal des héros!

Oppresseurs, opprimés, vainqueurs, vaincus... l'orage

Vous atteint tour à tour dans ce commun naufrage.

Que de crimes, de maux, et d'affreux attentats

Menacent les sujets, comme les potentats!

Plus d'un usurpateur en triomphe commande,

Plus d'un cœur entraîné s'humilie et s'amende

Enfin, fermant l'abîme, et né d'un noir tombeau

Grandit un jeune lis plus heureux et plus beau. »

« Ces vers prophétiques écrits d'une plume qui nous était déjà connue, m'étonnèrent. Je me creusai la tête pour en deviner le sens; car le moyen de croire que c'était à leur expression la plus simple qu'il fallait s'attacher ?

« Comment s'imaginer, par exemple, que ce serait le Roi et la Reine qui périraient de mort violente, et à la suite de jugements iniques? Nous ne pouvions, en 1788, avoir tant de perspicacité; c'était une chose impossible.

« Lorsque je revins auprès de la Reine et que nul indiscret ne put entendre :

« — Que vous semble de ces menaces rimées ?

« — Elles sont effrayantes! Mais qui regardent-elles? Cela ne peut toucher Votre Majesté? On annonce des choses incroyables, des folies; que sais-je? Si tout cela se réalise, ce sera l'affaire de nos arrière-neveux.

« — Plût au ciel que vous disiez vrai, madame d'Adhémar, répartit la reine ; cependant ce sont des rencontres étranges. Quel est ce personnage qui s' intéresse à moi depuis tant d'années sans se faire connaître, sans demander aucune récompense, et qui, pourtant, m'a dit toujours vrai? II m'annonce maintenant le renversement de tout ce qui existe, et s'il fait luire l'espérance, c'est dans un lointain où je ne parviendrai peut-être pas. »

« Je tâchai de consoler la Reine ; surtout je lui dis qu'elle devait contraindre ses amis à bien vivre ensemble, et surtout à ne pas révéler au dehors les querelles du dedans. Marie-Antoinette me répondit ces paroles mémorables : « Vous vous imaginez que j'ai du crédit ou du pouvoir dans notre salon; vous vous trompez. J'ai eu le malheur de croire qu'il était permis à une Reine d'avoir des amis. Il en résulte que tous prétendent me gouverner ou m'employer à leur avantage personnel. Je suis le centre d'une foule d'intrigues auxquelles j'ai de la peine à me soustraire. Chacun se plaint de mon ingratitude. Ce n'est pas là le rôle d'une reine de France. Il y a un très beau vers que je m'applique en y faisant une variante :

Les rois sont condamnés à la magnificence.

« Je dirai, avec plus de raison :

Les rois sont condamnés à s'ennuyer tout seuls.

« Ainsi je ferais si j'avais à recommencer ma carrière. »

Passant sur les événements où il n'est pas question du comte de Saint-Germain, nous arrivons à la proscription des Royalistes de 1789. L'infortunée Reine reçut encore une fois un avis de son conseiller inconnu, qui frappa, hélas! des oreilles incapables de comprendre. Apprenant ce qui se tramait contre les Polignac, Marie-Antoinette envoya prévenir la duchesse de sa chute prochaine. Reprenons ici le journal de Mme d'Adhémar :

« ... Je me levai, et manifestant le chagrin que me causait cette commission, je m'en allai vers Mme de Polignac. J'aurais voulu qu'elle fût seule; j'y rencontrai le duc son mari, sa belle-sœur, le comte de Vaudreuil, M. l'abbé de Ballivières. A l'air solennel que je mis à me présenter, au gonflement de mes yeux, encore humides des pleurs mêlés à ceux de la reine, on se douta que je venais pour une triste cause; la duchesse me tendit la main.

« — Qu'avez-vous à m'annoncer ? me dit-elle ; je suis préparée à tous les malheurs.

« — Non pas, dis-je, à celui qui va fondre sur vous, hélas ! ma douce amie, acceptez-le avec résignation et courage...

« Les mots expirèrent sur mes lèvres, et la comtesse reprenant la parole :

« — Vous faites mourir mille fois ma sœur par vos réticences; eh bien, Madame, de quoi s'agit-il ?

« — Oui, dit la duchesse, puisqu'il faut que je sache.

« — La Reine, dis-je, veut que pour éviter la proscription qui vous menace, vous et les vôtres, vous alliez pour quelques mois à Vienne.

« — La Reine me chasse, et vous me l'annoncez ! s'écria la duchesse en se levant.

« — Injuste amie, repris-je, laissez-moi vous dire tout ce qu'il me reste à vous communiquer.

« Alors je poursuivis, et répétai mot pour mot ce que Marie-Antoinette m'avait chargée de rapporter.

« Ce furent d'autres larmes, d'autres cris, d'autres désespoirs, je ne savais à qui entendre; M. de Vaudreuil ne montra pas plus de fermeté que les Polignac.

« — Hélas, dit la duchesse, obéir est mon decevoir, je partirai sans doute, puisque la Reine le veut, mais ne me permettra-t-elle pas de lui renouveler de vive voix ma gratitude pour ses bontés sans nombre.

« — Jamais, dis-je, elle n'a pensé que vous partiriez avant qu'elle vous ait consolée ; allez donc dans sa chambre, son accueil vous dédommagera de cette défaveur apparente. »

v " La duchesse me pria de l'accompagner, j'y consentis; mon cœur se brisa à la triste entrevue de ces femmes qui se chérissaient si ardemment...

« Dans ce moment on remit à la Reine une lettre cachetée bizarrement; elle y jeta les yeux, frémit, me regarda et dit :

« — C'est de notre inconnu.

« — En effet, dis-je, il me semblait étrange que, dans des circonstances pareilles à celles-ci, il se tînt tranquille ; au reste, ce n'est pas faute de m' avoir prévenue. »

« Mme de Polignac, par sa contenance, semblait avide de connaître ce qui m'était si familier. Un signe que je fis en instruisit la Reine. S. M. alors se mit à dire :

« — Dès mon arrivée en France, et à chaque événement important auquel mes intérêts sont mêlés, un mystérieux protecteur m'a dévoilé ce que j'avais à craindre. Je vous en ai dit quelque chose, et, aujourd'hui je ne doute pas qu'il ne me conseille ce que je dois faire. Tenez, madame d'Adhémar, me dit-elle, lisez cette lettre ; vos yeux sont moins fatigués que ceux de Mmc de Polignac et les miens.

« Hélas, la Reine voulait parler des larmes qu'elle ne cessait de répandre. Je pris le papier et, en ayant ouvert l'enveloppe, je lus ce qui suit :

« Madame,

« J'ai été Cassandre; mes paroles ont frappé en vain vos oreilles, et vous êtes arrivée à ces temps que je vous avais annoncés. Il ne s'agit plus de louvoyer, mais d'opposer l'énergie à la tempête qui gronde : il faut, pour cela, et afin d'augmenter votre force, vous isoler des personnes que vous aimez le plus, afin d'enlever tout prétexte aux rebelles. D'ailleurs ces personnes courent danger de vie ; tous les Polignac et leurs amis sont voués à la mort et signalés aux assassins qui viennent d'égorger les officiers de la Bastille et M. le prévôt des marchands; M. le comte d'Artois périra ; on a soif de son sang, qu'il y fasse attention. Je me hâte de vous dire ceci, plus tard je vous en communiquerai davantage. »

« Nous étions dans la stupeur où plonge nécessairement une pareille menace lorsqu'on nous annonça M. le comte d'Artois. Nous tressaillîmes tous; lui-même était anéanti. On le questionna et lui, ne pouvant se taire, nous dit que le duc de Liancourt venait de lui apprendre ainsi qu'au Roi que les hommes de la Révolution, pour la consolider, en voulaient à sa vie (celle du comte d'Artois) et à celle de la duchesse de Polignac, du duc, de MM. de Vaudreuil, de Vermont, de Guiche, des ducs de Broglie, de la Vauguyon, de Castries, baron de Breteuil, MM. de Villedeuil, d'Amecourt, des Polastrons, en un mot une proscription réelle ...

« ... En rentrant chez moi, on me remit un billet ainsi conçu :

« Tout est perdu, madame la comtesse, ce soleil est le dernier qui se couchera sur la monarchie, demain elle n'existera plus ; il y aura un autre chaos, une anarchie sans égale. Vous savez tout ce que j'ai tenté pour imprimer aux affaires une marche différente, on m'a dédaigné, aujourd'hui il est trop tard. J'ai voulu voir l'ouvrage qu' a préparé le démon Cagliostro, il est infernal ; tenez-vous à l'écart, je veillerai sur vous ; soyez prudente et vous existerez après que la tempête aura tout abattu. Je résiste au désir que j'ai de vous voir, que nous dirions-nous! vous me demanderiez l'impossible; je ne peux rien pour le Roi, rien pour la Reine, rien pour la famille royale, rien même pour M. le duc d'Orléans qui triomphera demain, et qui, tout d'une course, traversera le Capitole pour trébûcher du haut de la roche tarpéienne. Cependant, si vous teniez beaucoup à vous rencontrer avec un vieil ami, allez à la messe de huit heures, aux Récollets, et entrez dans la seconde chapelle, à main droite.

J'ai l'honneur d'être...

« Comte de SAINT-GERMAIN ».

« A ce nom déjà deviné, un cri de surprise m'échappa : lui encore vivant, lui qu'on faisait mort dès 1754, et dont je n'avais plus entendu parler depuis de longues années, reparaissait tout à coup, et en quel moment, à quelle époque? pourquoi venait-il en France, ne devait-il donc jamais en finir avec l'existence, car je connaissais des vieillards qui l'avaient vu portant sur ses traits quarante à cinquante ans, et cela dès le commencement du XVIIIe siècle ?

« II était une heure de nuit, lorsque je lisais sa lettre; celle du rendez-vous était matinale, je me couchai; je dormis peu, des songes affreux me tourmentèrent et dans leur hideuse bizarrerie, je vis l'avenir sans toutefois le comprendre. Aux approches du jour, je me levai harassée; j'avais commandé à mon premier valet de chambre du café très fort, j'en pris deux tasses qui me ranimèrent. A sept heures et demie je fis avancer une chaise à porteur, et suivie de mon grison de confiance, je me transportai aux Récollets. L'église était déserte, je postai mon Laroche en sentinelle, et j'entrai dans la chapelle désignée; peu de temps après, et comme à peine je me recueillais devant Dieu, voici venir un homme... C'était lui en personne... Oui, lui, avec le même visage de 1760, tandis que le mien s'était chargé de rides et de marques de décrépitude... J'en demeurais frappée; lui me sourit, s'avança, prit ma main et la baisa galamment; j'étais si troublée, que je le laissai faire malgré la sainteté du lieu.

« — Vous voilà, dis-je, d'où sortez-vous?

« — Je viens de la Chine et du Japon

« — Ou plutôt de l'autre monde !

« — Ma foi! à peu près; ah! Madame, là bas (je souligne l'expression) rien n'est aussi singulier que ce qui se passe ici. Comment arrange-t-on la monarchie de Louis XIV? Vous qui ne l' avez vue n'en pouvez faire la comparaison, mais moi ...

« — Je vous y prends, homme d'hier.,

« — Qui ne connaît pas l'histoire de ce grand règne ! Et le cardinal de Richelieu, s'il revenait... il en deviendrait fou; quoi, le règne de la canaille ! Que vous disais-je, ainsi qu'à la Reine, que M. de Maurepas laisserait perdre tout parce qu'il compromettait tout ; j'étais Cassandre, un prophète de malheur, où en êtes-vous ?

« — Eh ! monsieur le comte, votre sagesse sera inutile.

« — Madame, qui sème du vent recueille des tempêtes ; Jésus l'a dit dans l'Evangile, peut- être non pas avant moi, mais enfin ses paroles restent écrites, on n'a pu que profiter des miennes.

« — Encore!... dis-je en essayant de sourire; mais lui sans répondre à mon exclamation :

« — Je vous l'ai écrit, je ne peux rien, j'ai les mains liées par plus fort que moi, il y a des périodes de temps où reculer est possible, d'autres où quand il a prononcé l'arrêt il faut que l'arrêt s'exécute : nous entrons dans celle-là.

« — Verrez-vous la Reine ?

« — Non, elle est vouée.

« — Vouée! à quoi ?

« — A la mort !

« Oh! cette fois je ne pus retenir un cri, je me soulevai sur mon siège, mes mains repoussèrent le comte, et d'une voix tremblante :

« -----Et vous aussi ! vous, quoi ! vous aussi !

« -----Oui, moi... moi, comme Cazotte.

« -----Vous savez ...

« — Ce que vous ne soupçonnez même pas.

Retournez au château, allez dire à la Reine de prendre garde à elle, que ce jour lui sera funeste; il y a complot, préméditation de meurtre.

« — Vous me remplissez d'épouvante mais le comte d’ Estaing a promis.

« — II aura peur et se cachera.

« ---Mais M. de La Fayette? ...

« --- Ballon gonflé de vent, à l'heure qu'il est on termine ce qu'on fera de lui, s'il sera instrument ou victime ; à midi tout sera décidé.

« — Monsieur, dis-je, vous pourriez rendre de grand services à nos souverains, si vous le vouliez.

« Et si je ne peux pas?

« — Comment ?

« — Oui, si je ne peux pas; je croyais n'être point entendu. L'heure du repos est passée ; les arrêts de la providence doivent recevoir leur exécution. En définitive, que veulent-ils ?

« — La ruine complète des Bourbons ; on les chassera de tous les trônes qu'ils occupent, et en moins d'un siècle ils rentreront dans le rang de simples particuliers dans leurs diverses branches.

« — Et la France ?

« — Royaume, république, empire, état mixte, tourmenté, agité, déchiré ; de tyrans habiles, elle passera à d'autres ambitieux sans mérite; elle sera divisée, morcelée, dépecée ; et ce ne sont point des pléonasmes que je fais, les temps prochains ramèneront les bouleversements du Bas- Empire; l'orgueil dominera ou abolira les distinctions, non par vertu mais par vanité ; c'est par vanité qu'on y reviendra. Les Français, comme les enfants jouent à la poucette et à la fronde, joueront aux titres, honneurs, cordons; tout leur sera hochet, jusqu'au fourniment de garde nationale ; des gens de grand appétit dévoreront les finances. Quelque cinquante millions forment aujourd'hui un déficit au nom duquel on fait la Révolution ; eh bien, sous le dictatorat des philanthropes, des rhéteurs, des beaux diseurs, la dette de l'Etat dépassera plusieurs milliards.

« — Vous êtes un terrible prophète ; quand « vous reverrai-je ?

« — Encore cinq fois, ne souhaitez pas la « sixième. »

« J'avoue qu'une conversation si solennelle, si lugubre, si terrifiante m'inspirait peu d'envie de la continuer; M. de Saint-Germain me pesait sur le cœur comme un cauchemar; il est étrange combien nous changeons avec l'âge, combien nous voyons avec indifférence, dégoût même, ceux dont la présence nous charmait autrefois. Je me trouvai en ce cas dans la circonstance présente; d'ailleurs les périls présents de la Reine me préoccupaient, je n'insistai pas assez auprès du comte, peut-être en le sollicitant il serait venu vers elle ; il y eut un temps de silence, et lui, reprenant la parole :

« — Que je ne vous retienne pas plus tard, il y a déjà de l'agitation dans la ville, je suis comme Athalie, j'ai voulu voir, j'ai vu; maintenant je vais reprendre la poste et vous quitter; j'ai un voyage à faire en Suède; un grand crime s'y prépare, je vais tenter de le prévenir ; S. M. Gustave III m'intéresse, il vaut mieux que sa renommée.

« — Et on le menace ?

« — Oui ; on ne dira plus heureux comme un roi, ni comme une reine surtout.

« — Adieu donc, Monsieur. En vérité, je voudrais ne pas vous avoir entendu.

« — Ainsi nous sommes gens de vérité, on accueille des trompeurs, et fi! à qui dit ce qui sera.

« — Adieu, Madame, au revoir.

« II s'éloigna, je restai ensevelie dans une méditation profonde, ne sachant si je devais ou non instruire la Reine de cette visite; je me déterminai à attendre la fin de la semaine, et à me taire si celle-ci était féconde en malheurs. Je me levai enfin, et lorsque je retrouvai Laroche je lui demandai s'il avait vu le comte de Saint-Germain à son passage.

« — Le ministre, Madame ?

« — Non, il est mort depuis longtemps, l'autre.

« — Ah! l' habile escamoteur, non, Madame; est-ce que Madame la comtesse l'a rencontré ?

« — II vient de sortir tout à l'heure, il a passé contre vous.

« — II faut que je sois distrait, car je ne l'ai pas aperçu.

« — C'est impossible, Laroche, vous vous amusez.

« — Plus les temps sont mauvais et plus j'ai de respect pour Madame.

« — Quoi, à cette porte, là, près de vous, il n'a point passé ?

« --- Ce n’ est point ce que je nie, mais il n’ a pas frappé mes yeux

« II s'était donc rendu invisible, je m'y perdais.

Là s'arrêtent les détails que nous a laissés Mme d' Adhémar sur le comte de Saint-Germain. On se souvient de la note importante qu'on trouva épinglée sur le manuscrit de la comtesse, note écrite de sa main :

« J'ai revu M. de Saint-Germain, et toujours à mon inconcevable surprise, à l'assassinat de la Reine, aux approches du 18 brumaire, le lendemain de la mort de M. le duc d'Enghien, en 1815 dans le mois de janvier, et la veille du meurtre de M. le duc de Berri. J'attends la sixième visite quand Dieu voudra. » (12 mai 1821.)

C'est le dernier mot de Mmo d'Adhémar sur le comte.

Tout ce qui a été cité réfute les diatribes lancées contre ce maître, et les assertions sans base du Dr Biester, qui, nous l'avons vu, place sa mort en 1784. Les passages les plus intéressants sont peut-être ceux qui ont trait à l'avenir de la France. Voilà cent dix ans que le comte de Saint-Germain prononça ces paroles et nous savons qu'elles se réalisèrent de point en point. Les Bourbons ne sont plus que de simples particuliers. L'honneur de la France a été souillé par les gens sans caractère qui se sont emparés des hautes situations et des postes de confiance. Les derniers scandales peuvent être cités comme un triste accomplissement de la prédiction faite par l'Envoyé Mystique du siècle dernier. Il aurait pu dire comme le Précurseur :

« Je suis la voix de celui qui crie dans le désert. » Mais, hélas, rien ne servit à la France, ni les avertissements, ni les prophéties — et sa destinée n'a que trop confirmé les paroles de l'homme envoyé vers elle, pour la détourner du malheur.



- III -

Voici un sonnet philosophique attribué au fameux Saint-Germain :

Curieux scrutateur de la nature entière,

J'ai connu du grand Tout le principe et la fin.

J'ai vu l'or en puissance au fond de sa minière,

J'ai saisi sa matière et surpris son levain.

J'expliquai par quel art l'âme aux flancs d'une mère

Fait sa maison, l'emporte, et comment un pépin

Mis comme un grain de blé, sous l'humide poussière,

L' un plante et l'autre cep, sont le pain et le vin.

Rien n'était, Dieu voulut, rien devint quelque chose

J'en doutais, je cherchai sur quoi l'univers pose

Rien gardait l'équilibre et servait de soutien.

Enfin, avec le poids de l'éloge et du blâme,

Je pesai l'éternel, il appela mon âme,

Je mourus, j'adorai, je ne savais plus rien!

Quelle que soit la valeur littéraire de ces vers, un mystique seul pouvait les écrire, parce que, seuls, les mystiques peuvent les apprécier, car ces lignes traitent des grands mystères qu'il n'est donné qu'aux initiés de connaître. Le « Voile d' Isis )) cachera toujours l'étudiant sérieux de la Grande Science aux curieux vulgaires. Le côté philosophique et mystique de la vie de cet initié reste donc ignorée du monde extérieur. Une science rare parmi les hommes, des éclairs d'une force inconnue à la plupart, quelques travailleurs sérieux, ses élèves, luttant de leur mieux pour donner au monde matériel une part à la vie spirituelle invisible, voilà ce qui distingue le comte de Saint-Germain et montre sa connexité avec le Grand Centre dont il venait. Et, bien qu'il n'ait jamais recherché la publicité ou dirigé un mouvement populaire, les traces de son influence se retrouvent dans mainte société.

La littérature franc-maçonne moderne essaie d'éliminer son nom et d'assurer même qu'il n'eut aucune part sérieuse au mouvement maçonnique du siècle dernier, les Maçons de marque ne l'ayant regardé que comme un charlatan. D'exactes recherches dans les archives maçonniques prouvent, cependant, que cela est faux; on peut même démontrer le contraire absolu, car M. de Saint-Germain fut un des représentants choisis par les Maçons français pour leur grande convention de 1785 à Pans. Comme le dit un compte rendu : « Les Allemands qui se distinguèrent à cette occasion étaient Bade, von Dalberg, Forster, le duc Ferdinand de Brunswick, le baron de Gleichen, Russivorm, von Wollner, Lavater, le prince Louis de Hesse, Ross-Kampf, Stork, Thaden von Wachter. Les Français étaient honorablement représentés par Saint-Germain, Saint-Martin, Touzet, Duehanteau, Etteila, Mesmer, Dutrousset, d'Hérécourt et Cagliostro. »

M. Deschamps nous donne les mêmes noms, mais avec plus de détails. M. de Saint-Germain, selon lui, était un Templier. Il raconte aussi l'initiation de Cagliostro par le comte de Saint-Germain, dont le rituel était, paraît-il, identique à celui des Chevaliers du Temple. Ce fut aussi cette année-là qu'un groupe de Jésuites accusa M. de Saint-Germain, M. de Saint-Martin et beaucoup d'autres d'immoralité, d'infidélité, d'anarchie, etc.

Les accusations étaient dirigées contre le « Rite des Philalètes » ou « Chercheurs de Vérité fondé en 1773 dans la Loge maçonnique des « Amis-Réunis ». Le prince Charles de Hesse, Savalette de Lange (le Trésorier royal), le vicomte de Tavanne, Court de Gebelin et tous les vrais mystiques de ce temps étaient de cet Ordre. L'abbé Barruel les attaqua tous, individuellement et collectivement, dans des termes si violents, et formula contre eux des accusations si peu fondées que les antimaçons et les antimystiques eux-mêmes protestèrent. Il accusa M. de Saint-Germain et ses partisans de fomenter la Révolution, d'être Jacobins, athées et immoraux.

Ces accusations furent réfutées par J.-J. Mounier, écrivain qui n'était ni Maçon ni Mystique, mais respectueux de la vérité. Il nous dit : « Avant d'accepter des accusations si atroces, un homme juste doit rechercher des témoignages authentiques; celui qui ne craint pas de les publier sans être à même de donner des preuves décisives devrait être puni sévèrement par la loi, et où la loi manque, par tous les gens de bonne foi. Telle est la procédure de M. Barruel contre une société qui se réunissait à Ermenonville après la mort de J.-J. Rousseau, sous la direction du charlatan Saint-Germain. »

Cette manière de voir semble avoir été confirmée par nombre d'écrivains. On a la preuve concluante que M. de Saint-Germain n'avait rien de commun avec le parti Jacobin, comme Barruel et l'abbé Migne ont essayé de le démontrer. Un autre auteur nous dit : « Des loges catholiques se formèrent à Paris en ce temps-là; leurs protecteurs étaient les marquises de Girardin et de Bouille. Plusieurs loges se réunirent à Ermenonville, propriété de Mme de Girardin. Leur but principal était d'établir une communication entre Dieu et l'homme par le moyen des êtres intermédiaires. »

Le marquis de Girardin et le marquis de Bouille étaient tous deux royalistes et catholiques fervents ; ce fut ce dernier qui essaya d'aider le malheureux Louis XVI et sa famille dans leur fuite. Ces deux gentilshommes catholiques étaient des amis personnels de M. de Saint-Germain; les assertions des abbés Barruel et Migne ne paraissent donc pas avoir de base sérieuse, car la fondation de « Loges catholiques » ne semble pas indiquer une tendance athéiste et cette intimité avec des Royalistes convaincus n'a rien de révolutionnaire. D'après Eliphas Levi, M. de Saint-Germain professait ouvertement le catholicisme. Bien que fondateur de l'ordre de Saint-Joachim de Bohême, il se sépara de cette société dès que des théories révolutionnaires commencèrent à s'y répandre.

Le comte de Saint-Germain enseignait sa philosophie dans les réunions de la rue Plâtrière et dans la Loge des Amis Réunis, rue de la Sourdière.

Quelques auteurs nous disent que cette Loge s'inspirait des traditions mêmes des Rose-Croix. Ses membres étudiaient les conditions de la vie sur des plans plus élevés, tout comme les Théosophes de nos jours. L'occultisme pratique et le mysticisme spirituel étaient le but des Philalètes; mais hélas! le Karma de la France les accabla, le sang et la violence les dispersèrent et rirent cesser leurs paisibles études.

Les amis du comte de Saint-Germain lui étaient dévoués et conservaient son image comme un trésor, ce qui n'est pas sans troubler beaucoup ses ennemis. La collection d'Urfé possédait, en 1783, un portrait du mystique gravé sur cuivre, avec cette inscription :

« Le comte de Saint-Germain, célèbre alchimiste », et au-dessous :

« Ainsi que Prométhée, il déroba le feu,

« Par qui le monde existe et par qui tout respire,

« La nature à sa voix obéit et se meut.

« S'il n'est pas Dieu lui-même, un Dieu puissant l'inspire. »

Cette gravure était dédiée au comte de Milly, homme connu de ce temps-là, chevalier de Saint-Louis et de l'Aigle rouge de Brunswick, et ami intime de M. de Saint-Germain. Ce malheureux portrait, cependant, donna lieu, en juin 1785, à une furieuse attaque du Dr Biester, éditeur de la Berlinische Monatschrift. Parmi d'amusantes diatribes, ce qui suit mérite d'être relevé, ne serai-ce que pour montrer à quel point un éditeur en colère peut devenir inexact. Comme nous l'avons déjà vu, M. de Saint-Germain était, en 1785, un des représentants de la conférence maçonnique de Paris. M. le Dr Biester n' en commence pas moins ses observations la même année par cette étonnante déclaration : « Cet aventurier qui mourut il y a deux ans dans le Holstein danois. »

Notre éditeur clôt alors son argument en disant :

« Je sais même que bien qu'il soit mort, beaucoup croient encore qu'il vit et qu'on le verra bientôt paraître. Il n'en est rien, car il est aussi peu en vie qu'un clou de porte et se décompose et pourrit comme un homme ordinaire qui ne peut faire de miracles et qu'aucun Prince n'a jamais salué. »

L'ignorance est ici l'excuse du docteur, mais de nos jours même, les critiques en matières occultes sont aussi ignorants et dogmatiques qu'il y a un siècle, quelle que puisse être leur science sous d'autres rapports.

Passant maintenant de la France à l'Autriche, voyons ce que dit Graffer dans ses notes intéressantes, si singulièrement rédigées. En voici quelques extraits :

SAINT-GERMAIN .ET MESMER « Un homme inconnu de tous était venu faire un court séjour à Vienne.

« II le prolongea cependant.

« Ses affaires avaient trait à un temps éloigné, c'est-à-dire au vingtième siècle.

« II n'était venu à Vienne que pour voir une seule personne.

« Cette personne était Mesmer, très jeune encore. Mesmer fut frappé de l'air de l'étranger.

« — Vous devez être celui, dit-il, qui m' a envoyé une lettre anonyme de la Haye, reçue hier ?

« — Je suis cet homme.

« — Vous désirez me parler aujourd'hui, à cette heure même, de mes idées sur le magnétisme ?

« — Je désire qu'il en soit ainsi.

« — Le célèbre astronome Hell, qui vient de me quitter à l'instant, m'a dirigé dans cette voie d'une façon paternelle.

« — Je le sais.

« — Mes idées fondamentales cependant sont encore obscures; qui peut m'éclairer?

« — Je le puis.

« — Vous me rendriez heureux, Monsieur.

« L'étranger fit signe à Mesmer de verrouiller la porte.

« Ils s'assirent.

« Ils parlèrent sur la manière d'obtenir les éléments de l'élixir de vie par l'emploi du magnétisme sous ses différentes formes.

« La conférence dura trois heures.

« Ils arrangèrent de se rencontrer plus tard à Paris. Puis ils se séparèrent. »

Nous savons par d'autres sources que Saint-Germain et Mesmer prirent part au travail mystique du siècle dernier et qu'ils se rencontrèrent et agirent de concert à Paris. Des recherches parmi les comptes rendus des Loges nommées plus haut nous le prouvent. Cette rencontre à Vienne doit avoir eu lieu avant que Mesmer n'ait commencé son œuvre à Paris, à en juger par le texte cité. Vienne était un grand centre pour les Rose-Croix et autres Sociétés de ce genre, telles que les « Frères Asiatiques », les « Chevaliers de Lumière », etc. Les premiers d'entre eux s'occupaient très sérieusement d'alchimie et avaient leur laboratoire dans la Landstrasse, derrière l'Hôpital. Parmi eux se trouvait un groupe des disciples de Saint-Germain.

Franz Gräffer nous a laissé une curieuse relation d'un passage à Vienne du comte de Saint-Germain. Ce récit, malheureusement, ne peut nous satisfaire tout à fait. Il a été écrit après coup, nous avoue Gräffer lui-même, le 15 juin 1843, c'est-à-dire fort longtemps après. « Je fus poussé, nous dit-il, par un sentiment irrésistible, à noter ces choses, et les faits que je raconte n'ont jamais été inscrits nulle part. » Le lecteur attentif relèvera plus d'une contradiction dans ce récit bizarre. Tel qu'il est, cependant, le voici :

« Le bruit se répandit un jour que l'énigmatique comte de Saint-Germain était à Vienne. Ce nom nous électrisa; notre cercle d'adeptes tressaillit tout entier: Saint-Germain était à Vienne! ...

« Gräffer (Rodolphe, le frère de Franz) à peine remis de cette surprenante nouvelle, court à sa maison de campagne de Hiniberg, où il a ses papiers, et se munit d'une lettre de recommandation adressée à Saint-Germain par Casanova, le génial aventurier qu'il connut à Amsterdam.

« II se hâte de retourner à son bureau où un commis lui dit : II y a une heure est venu un gentilhomme dont l'aspect nous a tous frappés. Il était de taille moyenne, remarquablement bien fait et tout en lui portait l'empreinte de la noblesse... Il dit en français comme à lui-même et sans s'occuper de nous : Je suis à Fedalhofe, dans la chambre où logeait Leibnitz en 1713. Nous allions parler, il avait disparu. Nous restâmes pétrifiés ...

« A Fedalhofe en cinq minutes... La chambre de Leibnitz est vide. Personne ne sait quand le monsieur américain rentrera. Quant au bagage, on ne voit qu'une petite cassette en fer. C'est l'heure de dîner. Mais qui songerait à dîner? Quelque chose pousse Gräffer à aller chercher le baron Linden. Il le trouve à l'Ente. Ils se font conduire à la Landstrasse et, guidés par un obscur pressentiment, ils se font mener à toute bride.

« On ouvre le laboratoire, un cri d'étonnement leur échappe à tous deux. Saint-Germain est assis à une table, lisant un ouvrage de Paracelse. Ils restent muets sur le seuil. Le mystérieux visiteur ferme posément le livre et se lève lentement. Les deux hommes savent que cette apparition ne peut être autre chose au monde que « l'homme des miracles. » La description faite par le commis n'était que l'ombre de la réalité. Une splendeur brillante semblait envelopper le comte; la dignité et la souveraineté émanaient de lui. Les deux amis demeuraient sans voix. Le comte marche à leur rencontre : ils entrent. D'un ton mesuré mais sans formalisme, d'une voix sonore et mélodieuse qui charme jusqu'au fond de l'âme, il dit en français à Gräffer :

« — Vous avez une lettre d'introduction de M. de Seingalt, elle est inutile. Ce monsieur est le baron Linden. Je savais que vous seriez tous deux là à cette heure-ci. Vous avez une autre lettre de Brühl. Mais on ne pourra sauver le peintre ; son poumon est détruit, il mourra le 8 juillet 1805. Un homme qui est encore un enfant, nommé Bonaparte, sera la cause indirecte de sa mort. Maintenant, Messieurs, je connais vos agissements, puis-je vous servir? Parlez. » Les deux amis ne pouvaient toujours parler.

« Linden mit le couvert sur une petite table, prit de la pâtisserie dans une armoire, la plaça devant le comte et alla à la cave.

Le comte fit signe à Gräffer de s'asseoir, s'assit lui-même et dit : « Je savais que votre ami Linden se retirerait, il y était forcé. Je vous servirai seul. Je vous connais par Angelo Soliman à qui je pus rendre service en Afrique. Si Linden revient, je le renverrai encore. Gräffer se remit, mais il était trop saisi pour répondre autre chose que ceci : Je vous comprends, je pressens...

« Cependant Linden revient et place deux bouteilles sur la table. Saint-Germain sourit alors avec une dignité indescriptible. Linden lui offre de se rafraîchir. Le sourire du comte se change en rire

« — Je vous demande, dit-il, si jamais quelqu'un m'a vu manger ou boire. II montre les bouteilles et fit cette remarque : Ce Tokay ne vient pas directement de Hongrie, il vient de mon amie Catherine de Russie. Elle fut si satisfaite de la peinture du combat de Mödling, qu'elle envoya une barrique de ce vin à son auteur malade. »

« Gräffer et Linden furent stupéfaits, ils avaient acheté ce vin à Casanova.

« Le comte demanda de quoi écrire. Linden le lui donna. Saint-Germain coupa deux morceaux de papier de grandeur égale, les plaça l'un près de l'autre et prit une plume dans chaque main. Il écrivit ainsi des deux mains une demi-page, signa et dit : « Vous faites collection d'autographes, monsieur, choisissez l'une de ces feuilles, il n'importe laquelle, le contenu est le même. »

« C'est de la magie! s' écrièrent les deux amis, les deux écritures s'accordent trait pour trait, cela ne s'est jamais vu! »

« Le comte sourit, plaça les deux feuilles l'une sur l'autre et les tint contre la vitre, il semblait n' y avoir qu'une seule écriture...

« Le comte reprit : Je désire qu'une de ces feuilles soit remise à Angelo le plus tôt possible. Il sortira dans un quart d'heure avec le prince Lichtenstein, le porteur recevra une petite boîte... »

« Saint-Germain devint alors rigide comme une statue pendant quelques secondes; ses yeux toujours expressifs au delà de ce qu'on peut exprimer devinrent ternes et sans couleur. Puis tout son être se ranima. Il fit un signe de la main comme pour annoncer son départ et dit : Je vous quitte, ne venez pas me Voir. Vous me verrez une fois encore. Je pars demain soir : on a grand besoin de moi à Constantinople. Puis je vais en Angleterre pour y préparer deux inventions que vous aurez au siècle prochain, les trains et les bateaux à vapeur. Ils seront nécessaires en Allemagne. Les saisons changeront peu à peu, le printemps d'abord, puis l'été. C'est l'arrêt graduel du temps lui-même, l'annonce de la fin du cycle.

« Je vois tout cela. Les astronomes et les météorologistes ne savent rien, croyez-m'en; il faut avoir étudié comme moi dans les Pyramides. Je disparaîtrai vers la fin du siècle de l'Europe et « me rendrai dans la région des Himalayas. Je me reposerai, il faut que je me repose. On me reverra dans quatre-vingt-cinq ans, jour pour jour (1). Adieu, je vous aime. Après ces mots dits solennellement, le comte fit encore un signe de la main. Les deux adeptes quittèrent la chambre dans le plus profond étonnement. Une forte ondée, accompagnée d'un coup de tonnerre, tomba au même moment. Ils retournèrent instinctivement au laboratoire pour être à couvert. Ils ouvrirent la porte, Saint-Germain n'y était plus. Nous savons, d'autre part, que les deux Gräffer étaient des amis personnels de Saint-Germain et qu'ils étaient Rose-Croix. Bien que la date de l'entrevue citée plus haut ne soit pas donnée, un passage du même volume nous la donnée approximativement. Nous lisons : « Saint-Germain vint à Vienne en 88, 89 ou 90, où nous eûmes l'inoubliable honneur de le rencontrer. »

(I) Cela était dit en 1790. Or, coïncidence ou non, 85 ans plus tard, en 1875, avait lieu la fondation de la Société Théosophique... (N. D. L. D.)

Nous ne pouvons douter que le comte de Saint-Germain ne fût aussi un Rose-Croix. On trouve continuellement la preuve de son intimité avec les grands Rose-Croix de Hongrie et d'Autriche dans la littérature Maçonnique et Mystique du siècle dernier. Cette association mystique prit naissance dans les Etats du centre de l'Europe; elle a maintes fois, par des organisations différentes, répandu la science sacrée qu'il est donné à certains d'entre ses chefs de connaître, émanant de cette grande Loge qui guide l'évolution humaine. Des traces de cet enseignement se retrouvent chez notre mystique. Mme Blavatsky en parle et mentionne un « Manuscrit Rose-Croix à chiffre » que Saint-Germain avait en sa possession. Elle fait remarquer aussi le caractère tout oriental de ses vues.

Mme Blavatsky dit aussi en montrant la relation du Logos ou Dieu manifesté, avec ce Mystère merveilleux et insondable que toute conception humaine est impuissante à réaliser : Le manuscrit de la Kabbale qui est au Vatican et dont l'unique copie en Europe était, dit-on, en la possession du comte de Saint-Germain, contient la plus complète exposition de la doctrine, en y comprenant la version particulière adoptée par les Lucifériens, et d'autres gnostiques : les Sept Soleils de Lumière y sont donnés dans l'ordre dans lequel on les trouve dans les « Septa Surya ». Cependant il n'est fait mention que de quatre de ces Soleils dans les éditions de la Kabbale qu'on peut se procurer dans les bibliothèques publiques, et cela dans des termes plus ou moins voilés. Il n'en est pas moins vrai que ce nombre, même réduit, suffit à démontrer une origine identique, cela ayant trait aux groupes quaternaires des Dyans Chohans, et prouvant que cette spéculation a pris naissance dans les Doctrines Secrètes des Aryens. »

Le fait que M. de Saint-Germain possédait cet ouvrage rare montre quelle était sa situation. Nous lisons dans la Doctrine Secrète qu'il enseignait sur les Nombres et leur valeur, et ce passage important le rattache à l'Ecole Pythagoricienne dont les doctrines étaient purement orientales. Ces passages sont d'un profond intérêt pour l'étudiant, ils prouvent l'unité de toutes les sociétés qui travaillent sous différents noms, malgré leurs divergences extérieures. Il semble à première vue que si tous ces petits groupes eussent été fondus en une seule grande société les résultats eussent été meilleurs. Mais l'histoire du XVIIIe siècle nous explique cet état de choses. Les Jésuites étaient tout-puissants en Autriche, en Italie et en France, ils écrasaient tout groupe où se remarquait une tendance à l'occultisme. L'Allemagne était en guerre, l'Angleterre de même; de grands corps d'étudiants auraient été soupçonnés de desseins politiques, de nombreuses petites sociétés étaient donc plus sûres, et M. de Saint-Germain, cela est évident, allait de l'une à l'autre, guidant et instruisant. On peut en trouver la preuve dans une lettre du ministre saxon von Wurmb, o. d. Fr. à Sepulcro :

« Gimmern, 3 juin 1777.

« Le ..... n' est certainement pas allé à Chypre, mais en Angleterre.

« M. de Saint-Germain est venu à Dresde pour moi surtout. S'il ne se déguise pas d'une façon extraordinaire, il ne nous conviendra pas, tout sage qu'il est. »

On comptait évidemment sur une visite qu'il fallait dissimuler, et cela nous explique pourquoi M. de Saint-Germain portait à Leipzig et à Dresde le nom de comte Wilden. Selon Cadet de Gassicourt il voyageait comme membre des « Templiers » allant de Loge en Loge pour établir les communications. M. de Saint-Germain passe pour avoir fait ce travail pour le Chapitre des Templiers de Paris. L'investigation prouve qu'il était en rapport avec les « Frères Asiatiques » ou « chevaliers de saint Jean l'Evangéliste » en Europe, avec les « Chevaliers de la Lumière » et avec beaucoup d'autres sociétés Rosicruciennes, en Autriche et en Hongrie, et enfin avec les Martinistes de Paris.

Il fonda, d'après Eliphas Lévi, l'Ordre de saint Joachim, mais cette assertion n'est pas, quant à présent, soutenue par l'évidence historique, bien que bon nombre de ses élèves et amis fussent membres de cette société. On cite une lettre de lui au comte Görtz, à Weimar, disant : J'ai promis une visite à Hanau pour rencontrer le Landgraf Karl, afin de travailler avec lui au système de la « Stricte Observance », régénération de l'Ordre des Francs-Maçons dans l'esprit aristocratique — pour laquelle vous vous intéressez aussi si vivement.

Ceci est une lettre authentique, d'après l'évidence interne, car le comte de Saint-Germain a certainement dû aider cette société, basée comme elle l'était sur le vieil « Ordre du Temple » dont il sera traité plus longuement plus tard. C'était d'ailleurs pour se sauver de la persécution que ces membres se nommaient : « Maçons Libres et Adoptés » et prenaient les signes et les mots maçonniques. La Stricte Observance était née, sans doute, de cet Ordre plus secret du Temple, organisation vraiment occulte au temps jadis.

Ce nom fut changé à la demande du comte de Saint-Martin et de M. Willermoz, à cause des soupçons de la police; celui qu'on choisit alors fut : Les Chevaliers Bienfaisants de la Ville Sainte. Le baron de Hund fut le premier Grand Maître ; la direction générale fut confiée à sa mort au grand-duc de Brunswick, ami intime de M. de Saint-Germain. Nous examinerons toutes ces organisations différentes l'une après l'autre, nous ne les nommons ici que pour montrer le lien qu'avait formé M. de Saint-Germain entre tous ces groupes divers. Voici une liste de quelques-unes des sociétés plus ou moins rattachées à la Maçonnerie, qui avaient des chefs inconnus :

Les Chanoines du Saint Sépulcre.

Les Chanoines du Saint Temple de Jérusalem.

Les Chevaliers bienfaisants de la Cité Sainte.

Le Clergé de Nicosie dans l'île de Chypre. Société nommée par le ministre Wurmb dans la lettre citée plus haut.

Le Clergé d'Auvergne.

Les Chevaliers de la Providence.

Les Frères Asiatiques. Les Chevaliers de saint Jean l'Evangéliste.

Les Chevaliers de Lumière.

Les Frères Africains.

La Hongrie et la Bohême possèdent aussi de nombreuses sociétés rosicruciennes, on retrouve dans toutes celles que j'ai énumérées la main conductrice de cet « envoyé » du XVIIIe siècle, ou l'influence de ses amis et disciples les plus intimes. On retrouve encore plus ou moins nettement dans tous ces groupes, ces principes fondamentaux que tous les vrais envoyés de la Grande Loge doivent enseigner; comme par exemple : l’ évolution de la nature spirituelle de l'homme, la réincarnation, les pouvoirs cachés de la nature, la pureté de la vie, la noblesse de l'idéal, le pouvoir divin qui est derrière toute chose et guide tout. Voilà ce qui montre sans qu'ils en puissent douter, à ceux qui cherchent la vérité, quelle était cette Loge d'où venait le comte de Saint-Germain, l'envoyé dont la vie n'a été esquissée ici qu'à grands traits.

Son œuvre fut de diriger une partie des hommes du XVIII" siècle vers ce même but que les théosophes d'aujourd'hui poursuivent, à la fin de ce XIX" siècle. Beaucoup se détournèrent avec mépris de son message, et les aveugles de notre temps se détourneront aussi avec mépris des chefs actuels. Mais ceux dont les yeux s'ouvrent à la radieuse lumière d'une science spirituelle gardent à celui qui porta le fardeau au siècle dernier une gratitude profonde.