Comment les quatre animaux
célestes marquant au temps de Sumer les quatre points cardinaux
partagés entre le Grand dieu et la Grande déesse, ont-ils pénétré
dans le Christianisme et sont-ils devenus nos animaux de l'Apocalypse
associés aux évangélistes ? C'est une histoire peu connue
qu'il est bon de rappeler.
Ces
animaux apparaissent pour la première fois dans la Bible dans le
livre d'Ezéchiel relatant Ia vision du prophète, qui eut lieu dans
la cinquième année de l'exil du roi Joiakin, Jéhojakin ou Joakin
(qui a donné, peut-être, son nom à une des colonnes du temple
maçonnique), soit en 593 ou 592 avant J.-C.., Les Kéroubs ou
Kâribu-assyriens,
- gardiens des quatre portes du ciel et serviteurs des dieux
païens, - sont donc ici attelés pour la première fois au char de
Yahvé. On veut celui-ci bien différent des dieux
suméro,akkado-babylono-assyriens
qu'ils gardaient avant, mais involontairement on imite les croyances
et les coutumes de ses oppresseurs, peut-être même sans les
comprendre complètement, comme on adopte en captivité leur langage.
Le poète François Brousse voit dans Ezéchiel un « mage chaldéen
» ; c'est peut-être trop dire et lui attribuer des qualités qu'il
peut ne pas posséder, mais il est certain que ce prophète a
introduit nos quatre animaux sumériens du prêtre Dudu dans la
tradition judaïque d'où ils passeront, six siècles plus tard, dans
le Christianisme. Les Juifs ont dû voir en eux uniquement les
gardiens cosmique sans aucun contenu religieux particulier ( en
avaient-ils, d’ ailleurs ? ! ) – ce qui a facilité cet
emprunt des monstres composites paradant aux portes des temples
abhorrés des vainqueurs.
Jusqu'à nos jours ces animaux
représentent encore :
le lion
- la lutte et la
noblesse,
l'aigle -
l'agilité et
l'élévation,
l'homme
- la
pensée et la sagesse
et
le taureau
- la
force, le travail et l'effort.
Ils devaient avoir déjà ces
significations extra-religieuses
au temps d'Ezéchiel, - ce
qui a permis aux Juifs de
les adopter sans adhérer à la religion assyro-babylonienne,
et de faire d'eux des êtres intermédiaires entre Yahvé
et les hommes. Alors qu'ensuite une longue lignée de
prophètes vociférait contre les cultes étrangers, aucun n'était
révolté de cette introduction des Khéroubs assyriens
dans la religion nationale du peuple élu. Leur caractère
évident de gardiens cosmiques les a préservés de la colère
des puristes de Yahvé.
Dans Ezéchiel, ils portent
plutôt le trône de Dieu qu'ils
ne le traînent, exactement comme les Juifs leur arche
d'alliance (51). Des
animaux zodiacaux des quatre
points cardinaux, ils deviennent donc les supports ou le
siège de la divinité. Est-ce la raison pour laquelle on les
représente autour de cette arche d'alliance comme aux
portes du Paradis terrestre dont ils interdisent l'entrée
?
On sait que certains historiens
doutent de l'existence du
temple de Salomon tel qu'il est décrit dans la Bible, en
considérant cette description comme celle du temple idéal
imaginé justement par Ezéchiel et, pour avoir plus de
poids, matérialisé sous la caution du plus grand roi d'Israël.
Si cette thèse est juste, la projection des animaux cosmiques
mésopotamiens aux portes du Paradis et aux quatre
coins de l'arche d'alliance n'est pas plus extraor-
dinaire que cette
attribution à Salomon de la construction de
l'édifice imaginé cinq siècles plus tard !
Quoi
qu'il en soit, nos animaux sumériens deviennent ensuite les «
quatre vivants » de l'Apocalypse présidant
au gouvernement du monde. Leur auteur sait encore
leur rôle céleste de constellations cardinales d'une époque
désormais révolue. Si pour Ezéchiel, « les cieux s'ouvrirent
» (1,1), pour
Saint-Jean, il y a « une porte ouverte
dans le ciel », ce qui est pratiquement la même chose. Mais alors
que chez Ezéchiel il s'agit des quatre Khéroubs,
c'est-à-dire des
animaux composites, l'Apocalypse
nous montre les animaux purs, mais ailés. Elle semble
donc reprendre la plus ancienne tradition sumérienne
d'avant l'invention des Khéroubs qui devait se perpétrer
à travers les âges, à côté de ces monstres, ou, à
cause des ailes, refléter l’ époque des premières tentatives de
mélange des animaux différents. Son texte du chapitre IV est clair
à ce point de vue :
1. Après
cela, je regardai, et je vis une porte ouverte dans
le ciel,
et la première voix que j'avais entendue comme celle d'une
trompette, et qui parlait avec moi, me dit
:« Monte ici, et je te ferai voir les choses qui doivent arriver
dans la suite. »
2. Et aussitôt, je fus ravi en
esprit, et voici, un trône était
dressé dans le ciel et quelqu'un était assis sur ce trône...
6. Il y avait aussi devant le
trône une mer de verre semblable
à du cristal, et au milieu du trône et autour du
trône, il y avait quatre animaux pleins d'yeux devant et
derrière.
7. Le premier animal
ressemblait à un lion ;
le second
ressemblait à un veau ;
le troisième avait le
visage comme celui d'un
homme et le quatrième ressemblait à un
aigle qui vole. (52).
8. Ces quatre animaux avaient
chacun six ailes, et ils
étaient pleins d'yeux tout à l'entour et au dedans, et
ils ne cessaient, jour et nuit, de dire :
« Saint, saint, saint
est le Seigneur Dieu tout-puissant. Qui était, qui est
et qui sera ! »
Il faut noter que toutes les
Apocalypses juives connues,
antérieures à celle de Saint-Jean -
Le Livre d'Hénoch
(qui parle dans son quatrième livre du peuple des
taureaux et du peuple des aigles, ce en quoi on peut, peut-être,
voir aussi une allusion à nos animaux célestes équinoxiaux),
le quatrième
livre d'Ezras,
l'Apocalypse
de Baruch, le livre
des Jubilés,
l'Assomption
de Moïse
et les pseudo-livres
sibyllins fabriqués par les Juifs d’ Alexandrie – sont
construites sur le même type : toutes, elles mêlent le passé
et l’ avenir et mettent en avant un personnage vénérable du passé
pour justifier leurs dires. Dans le Livre
d’ Hénoch, par
exemple, c’ est ce personnage antédiluvien qui garantit l’
exactitude de la révélation. Dans le Livre
des Jubilés c’
est Moîse. Dans l’ Apocalypse
de Saint-Jean, ce sont
les quatre animaux sumériens
qui semblent être les garants de l'auhenticité de la vision.
Elle projette ces images des « quatre vivants » dont
on a oublié le sens sumérien des points cardinaux, dans
un avenir terrifiant...
Mais alors, il y a beaucoup de
chances pour qu'au lieu
de parler de l'avenir, l'Apocalypse
ne traite
principalement que
du lointain passé sumérien. On veut voir en
elle un livre prophétique par excellence, se rapportant à
cette fameuse « ère du Verseau », marquée par la présence
de l'équinoxe du printemps dans la constellation représentée
par l'unique Homme du Zodiaque, mais son action
reflète en réalité le passage de cette même équinoxe dans
la constellation du Taureau. Du futur présumé, il faut
revenir à cinq ou six mille ans en arrière, deux constellations
séparant cette « ère du Verseau » de celle, sumérienne,
du Taureau.
Ce
renversement de perspective peut faire de l'Apocalypse
le plus ancien livre de l'humanité ou, plus exactement,
la version chrétienne de celui-ci. Ce rejet de l'Apocalypse
dans la proto-histoire ne diminue nullement son
énigme - bien
au contraire - mais
lui enlève ce caractère
d'actualité qu'on s'efforce de maintenir à tout prix,
malgré tous les démentis de l'histoire. Il est vrai que,
comme l'a noté déjà Dostoïesvky, « le sentiment religieux, dans
son essence, ne peut être entamé par aucun
raisonnement, par aucune faute, par aucun crime, par
aucun athéisme » (53),
et, à plus forte
raison, par aucun
démenti des faits.
C'est en l'an 70 environ que
Saint-Jean écrit son Apocalypse.
Il ne fait, en somme, que reprendre, sous une
autre forme, la vision d'Ezéchiel. Il n'est pas encore question de
rapprocher ces quatre animaux des évangélistes.
D'ailleurs, les évangiles ne sont pas encore écrits, et
seuls les Epitres des apôtres circulent dans les communautés
chrétiennes décimées par Néron. Comment ce rapprochement
a-t-il été fait ?
Comment les « quatre
vivants » de
l'Apocalypse sont-ils devenus les symboles de
Jean, Marc, Matthieu et Luc ?
Il
nous faut faire un saut d'un siècle environ, nous transporter
en Gaule et nous arrêter sur un personnage particulièrement
curieux qui
est Saint-Irénée,
évêque de Lyon,
continuateur direct de l'auteur de l'Apocalypse.
Il est né en Asie Mineure vers
120 ou 125. Elève probable
de Polycarpe, qui avait été converti au Christianisme
par Saint-Jean lui-même et appartenait donc à la tradition
apocalyptique et johannite, Saint-Irénée se vante continuellement
de rester attaché à ce qui lui reste des enseignements de cet
ancien. Il paraît probable qu'il alla
à Rome avec Polycarpe vers la fin de la vie de celui-ci,
donc avant 155. Il resta assez longtemps à Rome, mais
on le retrouve à Lyon vers 177. C'est indiscutablement
la seule filiation apostolique personnelle, directe et
authentique qui soit connue et qui traverse les deux premiers
siècles. Aussi, Saint-Irénée est le personnage le plus
intéressant et le plus important, même en dehors de
la question qui, seule, nous intéresse ici. D'ailleurs, pour
lui, cette filiation fait l'unité de l'Eglise, et il en est
très fier.
Il est très difficile de
démêler sa véritable histoire de
la pieuse légende destinée à embellir cette curieuse figure.
Les renseignements sur son martyre sous Septime Sévère
sont nettement légendaires pour les historiens. Il est
vrai que sa biographie ne nous intéresse que dans son rôle
de l'inventeur ou du propagandiste du rattachement de
nos quatre animaux sumériens aux apôtres.
Saint-Irénée
n'est pas un philosophe, ni même un écrivain.
Il n'a jamais pu exposer clairement son système, ni
ses croyances qui semblent provenir de différents côtés. Il
véhicule des éléments divers, juxtaposés suivant les besoins
d'une foi religieuse simple qui ne s'inquiète pas de
construire un édifice logique et harmonieux. Un ami lui
ayant demandé des explications sur la gnose de Valentin,
Saint-Irénée promit d'exposer la pensée valentinienne
et de la réfuter ensuite :
le tout en deux livres.
Mais il suivit si mal
son plan qu'il écrivit et envoya successivement
à son ami cinq livres où les répétitions abondent et où la
plupart des systèmes gnostiques sont mentionnés.
Son
époque et confuse et tragique. Les communautés chrétienne sont
divisées et saignées à blanc par des persécutions. Chacune a ses
livres et ses croyances. Les évangiles qui circulent sont au nombre
incalculable. Il faut unifier l’Eglise à tout prix, où se
résigner à voir le
mouvement chrétien
sombrer pour
toujours dans
l'anarchie de
l'individualisme.
Et
devant les évangiles de l'Enfance,
de Nicodème
et de dizaine ou
peut-être de vingtaine d'autres, Saint-Irénée
lance sa fameuse formule qu'« il n'y
a que quatre évangiles,
puisqu'il n'y a que quatre points cardinaux ».
Voici
la phrase qui a déterminé à la fois le nombre des
évangiles du Nouveau Testament et le rattachement des
quatre animaux représentant, au temps de Sumer, les quatre points
cardinaux, aux auteurs ou inspirateurs de ces
évangiles. C'est
Saint-Irénée
lui-même qui
franchit allègrement le
pas qui sépare la canonisation des quatre évangiles
de l'identification de leurs auteurs avec les animaux
sumériens, en donnant
- l'homme à Matthieu
- l'aigle à Marc
- le
taureau à Luc
et le lion à jean
Sauf une découverte
sensationnelle et bien improbable,
semblable à celle des manuscrits de la Mer Morte, nous
ne saurons jamais si c'est Saint-Iréné lui-même qui a
inventé cette formule et tout ce qui en découle, ou s'il n'a fait
que répéter les paroles de Polycarpe ou de quelqu'un
d'autre qu'il a connu. En tout cas, il apparaît comme
un trait d'union entre l'Orient et l'Occident où il apporte la
tradition de l'Asie Mineure. Son eschatologie
est massive et empreinte à la fois du mysticisme oriental
et d'un millénarisme réaliste propre aux Occidentaux.
Vu
l'insistance de Saint-Irénée sur l'importance de la
filiation, on peut penser qu'il est davantage l'introducteur
du rattachement des apôtres aux animaux que l'inventeur
de cette doctrine. D'ailleurs, il était très sévère sur
cette question de la tradition et ne trouvait, par exemple,
comme la succession interrompue apostolique que
celle des douze évêques de Rome (qu'il semble avoir rattachée aux
douze signes du Zodiaque), en posant ainsi les assises sur lesquelles
s’ élèvera plus tard le catholicisme romain ; c’ est
pourquoi, malgré ses idées pas « très catholiques »,
il passe justement pour un des plus grands docteurs romains ! Il
est vrai qu’ il est le premier à citer le Nouveau Testament
(réduit par lui aux quatres évangiles) comme une autorité sans
appel, tout en lui appliquant quant
une interprétation qui
a paru déplorable
à ses
successeurs immédiats.
Pour
Saint-Irénée, les
quatre évangiles
étaient « l'Evangile
unique de Dieu Tétramorphe », c'est-à-dire sous
quatre formes différentes, comme l'année se présente
sous la forme de quatre
saisons et l'espace se divise en quatre
régions cardinales, d'où ses rapports avec les animaux.
Ces quatre formes d'Evangile correspondent aussi
aux quatre alliances de
Dieu avec Adam, Noé, Moïse et Jésus,
aux quatre piliers cardinaux du monde et à bien d'autres
choses. Eusèbe à son tour les appellera « le
quadrige sacré » (54).
C'est dans les premières pages
de chaque évangile que Saint-Irénée veut trouver la justification
de ces correspondances
: la
royauté léonienne du Fils unique dans Jean
1er, son sacrifice taurien dans Luc 1, sa naissance
humaine dans Matthieu
ler et
l'esprit de prophétie dans Marc
1er.
Saint-Irénée meurt à Lyon
après 200, peut-être en 208,
et ses successeurs se sont fatalement aperçus à quel point
ces attributions des animaux aux apôtres sont artificielles.
L'histoire n'a retenu que les opinions de Saint-Athanase,
Saint-Jérôme et Saint-Augustin, mais il est probable
que déjà avant ces géants de la pensée chrétienne,
des obscurs clercs dont le nom même ne nous ait pas
parvenu, ont mis en doute ce système et ont essayé
de l'améliorer.
Athanase,
que ses contemporains ont surnommé le
Grand et
le père de
l'orthodoxie, car on
le considère comme le
personnage le plus éminent de l'Eglise grecque,
est né vers 296 et
mort en 371 ou 373. Un siècle et demi au
moins s'est donc écoulé depuis que Saint-Irénée a
formulé vers 180
ces correspondances. Nous n'allons pas nous
arrêter longtemps sur
ce pittoresque évêque
d'Alexandrie, passionné
et continuellement agité et agitateur (car il a été déposé
trois fois successivement par Constantin, Julien et Valens, a causé
une bataille de rues
entre l'armée et ses fidèles et dû se cacher d'abord chez les
cénobites et, ensuite, pendant quatre mois, dans les
tombeaux). La seule chose qui nous intéresse en lui, est
qu'il ne doute pas un instant que les apôtres correspondent
aux animaux de l'Apocalypse, mais n'accepte du
système de Saint-Irénée qu'une seule correspondance :
celle de l'homme à
Saint-Matthieu.
Pour
Saint-Athanase,
- Marc correspond au taureau
- Luc » au
lion
et
jean » à
l'aigle
Cette
dernière attribution ne sera plus modifiée par la
suite. Elle est définitive. L'aigle devenant le symbole de
l'Esprit sur l'Eglise, est rattaché pour toujours au disciple
bien-aimé à la place du lion donné par Saint-Irénée. Si ce
dernier apparaît comme inventeur ou introducteur de
la doctrine, c'est Saint-Athanase qui a accroché SaintJean
à l'aigle sumérien d'une manière irrévocable.
Saint-Jérôme est son cadet
d'un demi-siècle, puisqu'il
est né à Stridon, sur les confins de la Dalmatie et de
la Pannonie, entre 340 et 346. Penseur très médiocre et
sans originalité, c'est pourtant lui qui donnera à nos
correspondances la
version qui s'imposera. Il est vrai que c'est
le plus érudit de tous les pères de l'Eglise (Vulgate est
sa traduction ; vers
374, il apprend l'hébreu pour vaincre
les obsessions de la chair ;
ensuite, il traduit en
latin l'histoire
d'Eusèbe, en y ajoutant la chronique des années
330 à 380 ; révise
le Nouveau Testament, traduit les
Psaumes, fait les travaux sur l'archéologie biblique, etc.,
etc., voyageant toujours avec une grande bibliothèque).
Son eeuvre littéraire est considérable, et c'est Erasme
qui en prépara la première édition complète en.neuf
volumes in-folio (1516-1520) . Tout le monde est
d’ accord sur sa valeur de savant, et cette auréole scientifique
jouera certainement en faveur de son système des correspondances,
car, s’ il n’ est pas élu pape après la mort de Damase, c’
est uniquement à cause de son mauvais caractère extrêment
irritable, son manque de tact, sa critique de la vie mondaine du
clergé , son ascétisme exalté
et le cercle des femmes qu'il dirige et qui suscite des
calomnies.
Saint-Jérôme donne donc :
à
Matthieu l'homme (comme Saint-Irénée et Saint-Athanase
)
à
Marc le lion
à
Luc le taureau
et
à Jean l’ aigle.
Cependant, presqu'en même
temps, mais loin à l'Occident
- puisque
Saint-Jérôme s'est retiré après son échec
romain à Béthléem, où il meurt le 20 septembre 420 -
un autre docteur, plus jeune d'une dizaine d'années, se
penche sur cette irritante question des apôtres en rapport
avec les animaux. C'est
Saint-Augustin, né
le 13 novembre 354 à
Thagaste, en Numidie. En 373 -
année présumée de la
mort d'Athanase - il
devient manichéen
et ce n'est que quatorze ans plus tard qu'il se convertira
au Christianisme. .
Il semble tout ignorer du
système élaboré par Jérôme,
mais très instruit, formé aux idées platoniciennes, pénétrant,
logique et subtil, il ne pouvait pas ne pas s'apercevoir
de ce qu'il y a de forcé et d'artificiel dans les correspondances
de Saint-Irénée et de Saint-Athanase. Dans
son ardent amour de la vérité qui l'a poussé à changer
deux fois de religion, il veut les améliorer. Il estime
puéril de caractériser un ouvrage par son premier chapitre
comme l'a fait Saint-Irénée, et entreprend de le faire
d'après le point de vue général de l'auteur, ce qui donne
les correspondances nouvelles suivantes :
à
Matthieu appartient le lion
à
Marc l’ homme
à
Luc le taureau
(comme chez St-Irénée
et St-Jérôme).
et
à jean l'aigle
(comme chez St
Athanase et
St-Jérôme).
Saint-Augustin
survit dix ans à Saint-Jérôme (il mourut
le 28 août 430 à Hippone, dont il était évêque, pendant le siège
de la ville par les Vandales), mais ses attributions
n'ont pas eu de chance. Ce sont celles de Saint-Jérôme
qui se sont imposées et devenues l'interprétation
populaire entrée dans l'art du Moyen Age, et qui
se retrouvent aujourd'hui dans les attributions iconographiques
de la plupart des églises.
Mais elles ne sont pas admises
d'un seul coup par tout
le monde. Par exemple, son contemporain, le poète d'origine
espagnole, Juvencus, surnommé au Moyen Age le
Virgile chrétien,
car il est l'auteur
du premier essai de l'épopée
évangélique, suit encore fidèlement Saint-Irénée, bien
que chronologiquement, il soit bien postérieur à Saint-Athanase
et ne doive logiquement pas ignorer le système
de ce dernier, si la lenteur des communications ne lui
permet pas de prendre connaissance de celui de SaintJérôme.
Pour Juvencus, « Matthieu a fixé les mœurs par la
voie des vertus et a donné dans un juste ordre les lois du
vivre comme il faut. Marc aime à voler entre la terre et
le ciel: aigle véhément, il fend tout dans sa chute serrée.
Luc décrit abondamment les batailles du Christ, de
par le Droit, veau sacré qui répète les autres offices. Jean
le lion enfin, tremble de sa bouche, et en rugissant, il
fait retentir les mystères de la vie éternelle qu'il dévoile
»... (55).
Associée
ou non à nos quatre animaux sumériens, l'image
de la croix est, sur le plan cosmologique, un rappel
constant des quatre points cardinaux. Ce n'est pas une
métaphore que de dire que notre terre est crucifiée sur
la croix des équinoxes et des solstices. Or, tout en étant
évidents et tangibles par leurs effets, les points cardinaux
n'appartiennent pas au monde physique, donc terrestre,
ni au monde céleste, bien qu'ils soient indiqués par
certaines positions stellaires. Ils incarnent par excellence
ce monde intermédiaire où règne l'Aigle, et c'est pourquoi
un apocryphe datant à peu près de cette époque,
dit au sujet de l'étoile de Béthléem qu' « elle avait la
forme d'un aigle, volant à travers les airs et agitant ses
ailes ; au-dessus était
une croix » (Dans cette légende
où ne paraît que l'aigle, mais où la croix rappelle
les autres animaux, ceux-ci sont assimilés à l'étoile qui
a guidé les mages. Comme on voit, les théories de Saint-Irénée
et de ses continuateurs trouvent des applications
inattendues et on cherche même dans les quatre animaux
sumériens l’ annonce de la naissance du Christ.
Dès le Vème siècle, les
représentations de ces quatre animaux associés aux évangélistes
franchissent les murs des
églises et apparaissent dans l'art chrétien. Les mosaïques
des basiliques anciennes de Rome et de Ravenne en
offrent un grand nombre d'exemples. Dans celle de Saint-Sabine,
exécutée par l'ordre de Célestin Ier
en 424, l'aigle
occupe la première place, le lion la seconde, l'homme
vient ensuite et enfin le veau, ce qui ne correspond à aucun de
nos quatre systèmes (à moins d'admettre
qu'on ait mis en première place Saint-Jean au lieu de
Saint-Matthieu, ce qui est hautement improbable, mais
donnerait alors les correspondances de
Saint-Augustin).
« L'ordre dans lequel_ se présentent ces emblèmes
varie beaucoup plus dans les différents monuments, selon le caprice
des artistes, probablement plutôt que par suite
d'une intention systématique », note l'abbé Martigny
(57).
Cependant, dans la mosaïque de
Galla Placidia de Ravenne,
nos quatre animaux encadrent aux quatre coins
de la voûte la mosaïque du ciel étoilé, ce qui prouve que
ses constructeurs avaient encore le sentiment ou la connaissance de
leur emplacement
zodiacal. Cette
connaissance ne peut pas
être supposée chez tous les artistes
et les constructeurs d'églises, les variations étant vraiment
trop nombreuses. Mentionnons les plus caractéristiques.
Dans la Chapelle de
Saint-Satyre, à Milan, qui contient
une des plus anciennes représentations de ces animaux,
tous les quatre ont des ailes, même le taureau (comme
dans l'Eglise de Saint-Trophime à Arles (58),
ou sur le portail royal
de Chartres, où le nimbe est réservé à
l'aigle et à l'ange). Les mosaïques de Saint-Vital de Ravenne
exécutées vers 557 sont parmi les plus anciennes
adoptant nettement le système des correspondances de Saint-Jérôme.
Dans une très ancienne église
d'Aquilée et dans un missel manuscrit mentionné par Costadoni et
Martigny, les
évangélistes ont, à la place de la tête humaine, celle des
animaux qui leur sont attribués, ornée d'un nimbe.
Il
y a également quelques croix anciennes ornées, à
leurs quatre extrémités, des quatre animaux évangéliques,
comme la fameuse croix de Velletri (59),
mais dans
cette dernière, le nimbe n'est attribué qu'à l'homme et
à l'aigle. Dans la mosaïque de Saint-Vital de Ravenne, le
nimbe est réservé à l'homme seul.
Enfin,
Paciandi (60) a reproduit un bronze portant sur l'une de ses faces
l'homme et l'aigle (avec cette inscription
: Nadeos
- Iohannis)
et sur l'autre, le lion et le veau
(Napc • Lucas),
ce qui correspond au système de Saint-Jérôme.
Chacun de ces deux groupes est séparé par une
croix, et la tête de chacun des animaux est surmontée
par une étoile, ce qui laisse à supposer que leur auteur avait
encore la conscience de leur place dans le ciel stellaire
du Zodiaque. On ignore l'origine et la provenance de
ce curieux bronze, car on ne connaît aucune ville qui ait
adopté soit les noms, soit les symboles des évangélistes pour
type de ses monnaies.
Toutefois,
quand, vers le VIIe siècle, on fixe définitivement
les fêtes des évangélistes, les dates choisies ne semblent
pas être influencées par aucun des systèmes de ces
correspondances, car on a placé Saint-Marc au 25 avril (emplacement
qui fait penser à Saint-Athanase), Saint-Matthieu
au 21 septembre, Saint-Luc
au 18 octobre et Saint-Jean
au 27 décembre, autrement dit, deux évangélistes à l'automne et
aucun en été.
lI est pratiquement impossible
de réunir ici tout ce qui
a été dit et fait sur ce thème qui enflammait et enflamme
encore les imaginations. Notons seulement que le
mystérieux Baphomet des Templiers -
cette prétendue idole
que les inquisiteurs ont prise pour l'image du diable
- est,
selon certains,
comme Victor-Emile
Michelet, une nouvelle
version du Khéroub assyrien, un «
pantacle fondant en une
seule figure les quatre animaux
divins qui accompagnent les quatre évangélistes et
qui supportent le trône du Dieu de l'Apocalypse » (61)
Il ne faut pas croire que les
spéculations sur les rapports
de nos quatre animaux sumériens avec les évangélistes
ont cessé de nos jours. Voici, par exemple, ce
qu'écrit le
Dictionnaire
Encyclopédique
de la
Bible
(1932, p.
384), après avoir
montré le caractère artificiel et
contestable des
systèmes de
Saint-Irénée,
Saint-Athanase,
Saint-Jérôme et Saint-Augustin :
« Si l'on tient à tirer parti
de cette symbolique, tout
arbitraire qu'elle soit, l'interprétation la moins défectueuse
pourrrait encore être une cinquième qu'on utilise quelquefois
aujourd'hui dans les leçons destinées à la jeunesse
:
Matthieu :
taureau, Evangile
du Christ accomplissant
l'Ancien Testament.
Marc :
lion, Evangile du
Christ tout puissant.
Luc :
homme, Evangile
du Christ au coeur humain.
Jean :
aigle, Evangile
du Christ éternel.
« Peut-être serrerons-nous de
plus près encore la réalité si nous distinguons en nos évangiles
des portraits de Jésus
: Messie
dans Marc,
Missionnaire dans
Luc, Roi dans
Matthieu, Rédempteur
dans Jean, ou bien
encore si nous y voyons
l'oeuvre du Christ en rapport avec :
1) le passé,
réalisation de
l'espérance juive, d'après Matthieu
; 2) le
présent, manifestation
d'autorité suprême devant
les Romains, d'après Marc ;
3) l'avenir,
perspective
du salut pour les nations, d'après Luc ;
4) l'éternité,
communion parfaite
en Dieu le Père d'après jean... »
Ainsi,
on continue jusqu'à nos jours à déployer toute ingéniosité
possible pour rendre plausible le rattachement des évangélistes aux
quatre animaux sumériens ,
mais souvent,
on a
l'air d'avoir un peu honte de continuer
cette tradition lancée par Saint-Irénée. Saint. jean
a pris visiblement ces animaux pour donner plus de
poids à sa vision
comme les auteurs anonymes d'autres Apocalypses
ont fait appel à l'autorité d'Hénoch, Moïse ou
Ezdras pour
justifier les prévisions, mais les rapports entre
ces animaux et les évangélistes paraissent forcés, même
aux croyants.
Quand
on demande à un curé ou un
pasteur pourquoi l'aigle représente Saint-Jean, on reçoit
généralement comme réponse :
«
A cause de son regard
perçant à travers le temps !
»
Mais
on ne parle jamais du regard du taureau..
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(51) « Yavé siège sur les
Chérubins », dit 1 Samuel 44, comme aussi le psaume 80, 2.
(52) L'ordre dans lequel ces
animaux sont ici cités, est
inverse de celui
des saisons, allant de l'été-lion au printemps-veau, à
l'hiver-homme et à l'automne-aigle, - ce qui fait penser à certains
t voyages » maçonniques allant contre le sens
zodiacal comme pour souligner que le but initiatique est de rompre le
cours normal des choses. Ce sens des « voyages » est plus vivant
et, par
conséquent, plus
strict dans la Franc-Maçonnerie anglaise que dans les loges latines.
(53)
L'Idiot, trad.
par V. Derély, Paris 1887
(54) Notons qu'on
trouve les quatre
assises dans toutes
les religions, -
ce qui prouve
que même la
révélation a besoin
d'em prunter
au ciel sa structure
ou de s'adapter
à certains forces
cosmiques, -
d'où les quatre
Vedas. Ainsi, dans
le Bouddhisme, nous
avons les quatre
dons divins légués par
Bouddha : la
doctrine de la
délivrance, le symbole
visible du bienheureux,
sa puissance spirituelle
(ou sa bénédiction)
et son nom salvateur ;
les quatre bases de l'Islam
sont : la doctrine de l'unité (Tawhid), le
Coran, la bénédiction mohammédienne
(Barakatu Mohammed) et
le nom suprême d'Allah ;
dans le Christianisme oriental, ces quatre
assises sont :
la doctrine de la Rédemption, l'Eucharistie, le
Paraclet et le nom salvateur
de Jésus tel qu'il est
invoqué dans l'Hésychiasme,
etc.
(55) Cité par Gérard van
Rijnberk : Le Tarot, Lyon 1957, p. 184.
(56) Cité de Fulcanelli :
Le Mystère des Cathédrales, Paris 1957, p.45.
(57)
Dictionnaire des
Antiquités
Chrétiennes,
Paris
1865,
p.
251.
(58)
Cette
dernière
représentation
assez
tardive
(du
XII'
siècle),
popularisée
par une
planche
du
Mystère des
Cathédrales, de
Fulcanelli,
récemment
réimprimé
(Paris
1957),
est
intéressante
à
plusieurs points de vue. Elle montre, par exemple, l'aigle
et l'ange au-dessus
du
taureau et du 1'ton, c'est-à-dire souligne
la hiérarchie des
animaux mentionnés au cours du chapitre précédent.
Notons que la
connaissance de cette hiérarchie ressort des milliers d'images qui
ne sont pas toujours faciles à interpréter. La symbolisation de la
« Clef Universelle », de Jean Trithème, par exemple, remise en
honneur par l'ouvrage posthume de P.-V. Piobb (Clef
Universelle
des Sciences
Secrètes,
frontispice de
la p. 20 du tome I°`, Paris 1950), place carrément l'aigle blanc à
l'opposé et au-dessus du lion noir, et l'homme couronné à
l'opposé, mais au-dessous du tau. reau. Il est vrai que, pour des
raisons qui nous échappent, l'ordre des signes (ou des
constellations) du Zodiaque est perturbé dans dans ce frontispice
comme on le constate souvent dans les ancien,
nes gravures (voyez, par exemple, celle tirée de Télescope
de
Zoroastre
et reproduite
par Les Cahiers Astrologiques
N° 68, p. 109.
Texte
extrait de l’ ouvage : Le Symbolisme de l’ Aigle
de
A. Volguine, Editions des cahiers astrologiques, Nice, 1960, p. 47 à
59.