AMADOU
et A. JOLY, De l'Agent Inconnu au Philosophe Inconnu,
Paris, Denoël, 1962, La Tour Saint-Jacques, in-80, 262 p.
Il n'est pas nécessaire, on s'en doute bien, d'adhérer à une doctrine
ésotérique et dogmatique, pour examiner des croyances qui ont joué, dans
l'histoire de la pensée humaine, un rôle très important. En notre
époque, où les disciplines occultes sont en train de revivre et même
d'influencer la science officielle la plus classique, il n'est pas
superflu de connaître ce dont on parle et qui garde vie. La revue La
Tour Saint-Jacques, sous la direction de Robert Amadou, s'efforce
d'étudier scientifiquement ces phénomènes qui relèvent de la psychologie
collective. Ils sont volontiers condamnés au nom du cartésianisme, à
tout le moins situés à la partie inférieure de l'échelle des valeurs.
Quand Molière fait apparaître, dans les Amants magnifiques, en 1672,
l'astrologue, il le présente hypocrite et fourbe ce conseiller de la
Cour qui a gagné la confiance de la reine mère, trafique de sa prétendue
science Molière est un lecteur de Lucrèce et un ami de Gassendi.
Le siècle, illustré par le baron d'Holbach et par Voltaire, ne repousse
pas, surtout en sa seconde moitié, cette évasion que constitue la magie.
Un numéro entier de La Tour Saint-Jacques a été consacré, en 1960, à
l'Illuminisme au XVIIIe s. En 1962, Mme Alice Joly apporte un précieux
complément à la biographie du Lyonnais Jean-Baptiste Willermoz et, de
son côté, Robert Amadou examine l'authenticité de manuscrits attribués à
Claude [222] de Saint-Martin et publie quelques pensées du Philosophe
Inconnu.
La lecture du récit relatif aux Initiés de Lyon pourrait surprendre. Des
bourgeois qui ne veulent plus d'église fréquentent une chapelle obscure
des gens qui ne veulent plus de rites ni de symboles recourent à
l'alchimie et à l'hermétisme des gens qui ne veulent plus de mystères,
plus de voiles s'engagent au secret le plus absolu et viennent
déchiffrer les messages d'une crisiaque. Ces rationaux, devenus
francs-maçons, vont chercher au fond des âges les éléments d'un
mysticisme qui, plus tard, chez quelques-uns d'entre eux, se substitue à
la raison. La Franc-Maçonnerie mystique est ainsi un ferment de l'ère
des lumières. Elle utilise, avant le romantisme et le symbolisme, ces
intuitions et ses présciences. Elle cherche à saisir cette réalité
invisible qui manifeste sa présence par des rêves et des souvenirs
involontaires.
En cette époque où Lavater, à Zurich, Swedenborg, en Suède, Mesmer,
dans toute l'Europe, proposent des moyens de régénérer l'homme et la
société, Lyon fait réellement figure de capitale européenne de
l'ésotérisme.
L'initiateur en est un négociant en soieries, Willermoz, disciple
fidèle, mais incertain du thaumaturge Martinès de Pasqually. Selon le
Traité de la réintégration des Etres, nous naissons tous prophètes il
s'agit de retrouver la clé des mystères égarée par les sacerdoces et de
développer, chez les adeptes, le don de la vision. Tout en gardant une
structure maçonnique, le mouvement spirituel suscité par Willermoz
s'efforce de créer un « Christianisme exalté, appelé en Allemagne
christianisme transcendantal ». Cette religion intérieure, perdue, peut
être redécouverte dans certaines conditions, par exemple grâce au
magnétisme, au mesmérisme, au somnambulisme. Les bourgeois lyonnais, en
particulier les médecins, se livrent à des expériences étranges et
examinent des cas de guérison. L'un d'eux publie, en 1784, Réflexions
impartiales sur le magnétisme, animal. Est-ce le marquis de Dampierre ou
le médecin Gilibert ? Willermoz emprunte cette technique, non pour des
fins thérapeutiques, mais pour découvrir « ces connaissances précieuses
et secrètes qui découlent de la religion primitive ». Il a fondé, en
1779, l'ordre des Chevaliers bienfaisants de la Cité Sainte qui est
devenu le sanctuaire du willermozisme en même temps que la plus
recherchée des loges lyonnaises. Tous les membres sont peu à peu
familiarisés avec ce monde surnaturel autant par la pratique des «
opérations » de Pasqually que par les expériences magnétiques de la
Concorde, autre temple maçonnique Or, voici que se présente en 1785, un
Agent Inconnu. Mme Joly a pu l'identifier c'est Mme de Vallière, la sœur
d'un initié, Alexandre de Monspey.
Cette chanoinesse se propose d'instruire ces mystiques, non pas de
secrets nouveaux, mais d'un esprit nouveau. II faut leur faire
comprendre qu'ils n'entrent pas dans une loge banale, mais qu'ils
reçoivent un privilège sacré, témoignage d'une nouvelle alliance divine.
Ils doivent régénérer le monde, et la Loge Elue apparaît comme « la
lumière des derniers temps des nations » (p. 62). Pour enseigner,
l'Agent ne recourt pas aux batteries en usage dans le cérémonial
maçonnique et qui sera, au XIXe siècle, l'élégance des guéridons
frappeurs. Abandonnant cette méthode alphabétique, elle écrit, inspirée
par une puissance invisible, dans la tranquille retraite de son château
beaujolais. De 1785 à 1788, 162 messages furent ainsi soumis à la
sagacité de Willermoz. Mme Joly a retrouvé une partie de ces archives
willermoziennes qui forment une encyclopédie fantasque embrassant toutes
les sciences, proposant une liturgie nouvelle.
Les Initiés se réunissaient chaque lundi, en leur siège, dans le
quartier des Brotteaux. Recruté dans un milieu assez mêlé, mais plutôt
aristocratique et cosmopolite, sur ce dernier point, la présentation de
Mme Joly [223] paraît trop brève ils comptent, parmi eux, les princes
Ferdinand de Brunswick et Charles de Hesse, le baron de Staël, le baron
von Haugwitz, homme d'Etat silésien et piétiste militant. Grâce à eux,
Lyon devient « le dépôt et le centre de cette heureuse lumière qui, de
là, doit se propager dans toute la province, dans toute l'Europe et
au-delà (p. 47). Malheureusement, l'auteur ne procède guère à l'analyse
du contenu et se contente de retracer les épisodes qui marquent la vie
de cet atelier. On aimerait connaître le sens de ces messages, leur
caractère spirituel, leurs rapports avec la religion traditionnelle et
avec la pensée du XVIIIe siècle. Ces indications permettraient de
préciser les croyances de ce milieu lyonnais.
Bientôt, les « ouvriers de la onzième heure » jugèrent que les
événements attendus ne se manifestaient pas. Sur une suggestion de
l'Agent Inconnu, Claude de Saint-Martin et le chevalier de Barberin
recherchèrent en vain le rituel de l'Eglise primitive dans un manuscrit
grec de Saint Jean Chrysostome. Ces déceptions survinrent en 1786
précisément au moment où Gilberte Rochette, une autre crisiaque,
détecte, elle aussi, une théorie initiatique pendant ses « sommeils ». À
cette date aussi, le banquier strasbourgeois Bernard de Turckheim, un
des plus zélés partisans de l'œuvre maçonnique de Willermoz, ne partage
plus l'idéal exprimé par l'Agent Inconnu rassembler tous les chrétiens
sous la bannière romaine. Ce rêve, celui de Leibniz, provoque
l'éloignement des protestants alsaciens. Au contraire, le duc Havré de
Croy et le vicomte de Tavannes adjurent Willermoz de renoncer à la
séduction des hérésies et de revenir « à la foi de ses pères » (p. 88).
Quant au Philosophe Inconnu, qui a des talents supérieurs à ceux du
fondateur de la Bienfaisance, il s'éloigne, lui aussi, de ces émules de
Pasqually.
Comme dans tous ces milieux maçonniques et occultistes, les querelles
spirituelles, les méfiances, les dissidences se multiplient. La
lassitude et les désillusions s'emparent de ces âmes assoiffées de vie
spirituelle. En 1788, pour le troisième anniversaire de ses messages, la
chanoinesse suggère la constitution d'un aréopage de sept membres qui
auraient contrôlé l'action de Willermoz. Le précurseur déchu se voit
dans l'obligation de contester la validité d'une telle inspiration et
d'expliquer que le « guide spirituel » peut tomber, lui aussi, dans un «
chaos obscur ». Brûlant ce qu'il a adoré, déniant toute valeur au
langage prophétique, Willermoz, toujours soucieux de son prestige
personnel, conseille d'accorder désormais une confiance conditionnelle
aux messages de l'Agent, de les considérer non comme l'expression de la
vérité divine, mais comme des textes à interpréter.
Si Paganucci, le chevalier de Rachais, les Initiés acceptent cette
recommandation, Mme de Vallière s'estime blessée, d'autant plus que
Willermoz a accusé le commandeur de Monspey, magnétiseur spiritualiste,
d'orienter les rêveries de sa sœur. Ces discussions ruinent la foi dans
la vocation miraculeuse de l'Agent et font de la Loge Elue et Chérie, la
plus commune des loges. L'agent continue d'expédier des cahiers au
printemps 1789, au moment où d'autres soucis et d'autres espérances
s'emparent des adeptes. La Seconde Province, dite d'Auvergne, de l'Ordre
Templier de la Stricte Observance, compte à peine une centaine de
membres, une trentaine se rattachent à la Bienfaisance de Lyon.
Plusieurs siègent alors aux Etats Généraux Milanois, Castellas, le comte
de Virieu. Toujours en quête de nouvelles expériences, Willermoz tenta
d'introduire en son temple les questions de brûlante actualité. Il se
heurta au refus de ses associés et, en 1790, ultime avanie, l'Agent lui
intime l'ordre de se retirer. (p. 116).
C'est un bilan de faillite que peut dresser l'auteur avant d'examiner
[224] le cas de Mme de Vallière. C'est une « histoire de folie et du
genre le plus banal, le plus classique aux yeux des spécialistes ». Mais
cette initiation correspond à une flambée d'exaltation mystique et
poétique (p. 151). Cette mentalité de participation, quelque peu
prélogique, est révélatrice de cette société lyonnaise sous Louis XVI
les formes de la logique traditionnelle, dérivées d'Aristote et de
Port-Royal, ne dominent plus le « monde des lumières ». La « psychologie
des profondeurs », la renaissance des formes irrationnelles
caractérisent le préromantisme précocement apparu à Lyon. L'apport de
Mme Joly est appréciable il complète ses travaux antérieurs sur les
frères Willermoz. Il aurait gagné à être présenté avec plus de netteté
la typographie est compacte, les chapitres ne sont pas subdivisés, le
nom de Wilhelmsbad, où se tint le Couvent des Gaules, est régulièrement
erroné. On regrette aussi une absence d'étude du milieu social les
francs-maçons ne sont pas présentés, leurs comportements ne sont pas
suffisamment explicités, les personnages sont trop souvent supposés
connus. Des notes et des références infra-paginales eussent été utiles
ainsi qu'une bibliographie pour situer précisément ces mystiques
lyonnais que l'on suit pendant quelques années seulement sans connaître
leur formation spirituelle, sans toujours comprendre leurs aspirations
mystiques ou leurs divergences politico-sociales. L'histoire des
mentalités ne peut être séparée de l'histoire sociale.
Louis-Claude de Saint-Martin n'est plus véritablement un inconnu Louis
Moreau, dans le Correspondant de 1846, Jacques Matter sous le Second
Empire, Papus, au début de ce siècle ont étudié son œuvre. Lors du
Colloque Voltaire tenu à Genève en 1963 (Actes, p. 254-368), Léon
Cellier remarquait que Saint-Martin fut raillé à la fois par Voltaire et
par Chateaubriand et qu'il parvint, comme Rousseau, à réaliser
l'unanimité des croyants et des incroyants contre lui Parlant de son
ouvrage, Des erreurs et de la vérité en 1775, le Patriarche de Ferney
écrit « Je ne crois pas qu'on puisse jamais imprimer rien de plus
absurde, de plus obscur, de plus fou et de plus sot. » Le livre reflète,
en effet, l'enseignement du mage Martinès de Pasqually et se dresse
contre la philosophie des lumières.
Les Pensées posthumes de Saint-Martin confirment sa farouche hostilité à
l'égard des philosophes de la génération encyclopédiste. Il est
difficile de connaître la doctrine de ce théosophe Robert Amadou, qui a
déjà publié une biographie ainsi qu'un choix de maximes de ce mystique,
aborde ici quelques problèmes d'érudition. Ainsi, Matter attribue un
introuvable « livre rouge » à Saint-Martin ce serait un recueil de
pensées commencé en 1767, achevé en 1772, de réflexions d'un disciple
très soumis de Martinès. La question est compliquée parce que plusieurs
ouvrages portent ce titre. Il semble que ce cahier fut détruit par
Saint-Martin en 1792 et que la substance soit passée dans ses autres
traités.
Matter parle aussi, dans sa bibliographie martinienne, de trois «
petites pièces » dont Saint-Martin ne dit rien dans son Portrait
historique et philosophique. L'une d'elles, le Discours prononcé dans
une Assemblée religieuse n'est certainement pas du Philosophe inconnu.
D'après un ouvrage de Charles Chassanis, l'auteur serait un prêtre
professant des maximes analogues à celles des quiétistes et des
Illuminés. Le Réveil religieux, suivi de cantiques et de stances, n'est
vraisemblablement pas de Saint-Martin. Il en est de même du Siècle
nouveau ou l'Espoir des Amis de la Vérité.
[225]
Analysant avec rigueur tous les témoignages relatifs au Philosophe
Inconnu, Robert Amadou conclut encore par une réponse négative sur les
quatre livres de Swedenborg annotés par une main inconnue. Saint-Martin
a lu et médité, critiqué les œuvres du visionnaire, mais n'aurait pas
consigné ses observations dans les marges mêmes des livres. Il rédigeait
ses notes sur des cahiers ou sur des feuilles volantes qu'il classait
ensuite dans des portefeuilles. Autre argument l'écriture des gloses
n'est pas celle de Saint-Martin. Enfin, Robert Amadou publie, sous le
titre Varia, trente-deux pensées inédites du Philosophe Inconnu dont
l'original est perdu, mais dont les copies se trouvent dans le manuscrit
Watkins « De la perfection corporelle », « Sur la découverte de
l'Amérique », « Sur la tragédie ». Les essais de Robert Amadou, qui
complètent ce petit ouvrage, sont un peu disparates et portent sur des
points particuliers. Ils parachèvent, néanmoins, la figure de celui que
Joseph de Maistre nomme « le plus instruit, le plus sage, le plus
élégant des théosophes modernes ».
Louis TRENARD
Source forum MMPP MAITRESPASSES
Paris, Denoël, 1962, La Tour Saint-Jacques, in-80, 262 p.
Il n'est pas nécessaire, on s'en doute bien, d'adhérer à une doctrine
ésotérique et dogmatique, pour examiner des croyances qui ont joué, dans
l'histoire de la pensée humaine, un rôle très important. En notre
époque, où les disciplines occultes sont en train de revivre et même
d'influencer la science officielle la plus classique, il n'est pas
superflu de connaître ce dont on parle et qui garde vie. La revue La
Tour Saint-Jacques, sous la direction de Robert Amadou, s'efforce
d'étudier scientifiquement ces phénomènes qui relèvent de la psychologie
collective. Ils sont volontiers condamnés au nom du cartésianisme, à
tout le moins situés à la partie inférieure de l'échelle des valeurs.
Quand Molière fait apparaître, dans les Amants magnifiques, en 1672,
l'astrologue, il le présente hypocrite et fourbe ce conseiller de la
Cour qui a gagné la confiance de la reine mère, trafique de sa prétendue
science Molière est un lecteur de Lucrèce et un ami de Gassendi.
Le siècle, illustré par le baron d'Holbach et par Voltaire, ne repousse
pas, surtout en sa seconde moitié, cette évasion que constitue la magie.
Un numéro entier de La Tour Saint-Jacques a été consacré, en 1960, à
l'Illuminisme au XVIIIe s. En 1962, Mme Alice Joly apporte un précieux
complément à la biographie du Lyonnais Jean-Baptiste Willermoz et, de
son côté, Robert Amadou examine l'authenticité de manuscrits attribués à
Claude [222] de Saint-Martin et publie quelques pensées du Philosophe
Inconnu.
La lecture du récit relatif aux Initiés de Lyon pourrait surprendre. Des
bourgeois qui ne veulent plus d'église fréquentent une chapelle obscure
des gens qui ne veulent plus de rites ni de symboles recourent à
l'alchimie et à l'hermétisme des gens qui ne veulent plus de mystères,
plus de voiles s'engagent au secret le plus absolu et viennent
déchiffrer les messages d'une crisiaque. Ces rationaux, devenus
francs-maçons, vont chercher au fond des âges les éléments d'un
mysticisme qui, plus tard, chez quelques-uns d'entre eux, se substitue à
la raison. La Franc-Maçonnerie mystique est ainsi un ferment de l'ère
des lumières. Elle utilise, avant le romantisme et le symbolisme, ces
intuitions et ses présciences. Elle cherche à saisir cette réalité
invisible qui manifeste sa présence par des rêves et des souvenirs
involontaires.
En cette époque où Lavater, à Zurich, Swedenborg, en Suède, Mesmer,
dans toute l'Europe, proposent des moyens de régénérer l'homme et la
société, Lyon fait réellement figure de capitale européenne de
l'ésotérisme.
L'initiateur en est un négociant en soieries, Willermoz, disciple
fidèle, mais incertain du thaumaturge Martinès de Pasqually. Selon le
Traité de la réintégration des Etres, nous naissons tous prophètes il
s'agit de retrouver la clé des mystères égarée par les sacerdoces et de
développer, chez les adeptes, le don de la vision. Tout en gardant une
structure maçonnique, le mouvement spirituel suscité par Willermoz
s'efforce de créer un « Christianisme exalté, appelé en Allemagne
christianisme transcendantal ». Cette religion intérieure, perdue, peut
être redécouverte dans certaines conditions, par exemple grâce au
magnétisme, au mesmérisme, au somnambulisme. Les bourgeois lyonnais, en
particulier les médecins, se livrent à des expériences étranges et
examinent des cas de guérison. L'un d'eux publie, en 1784, Réflexions
impartiales sur le magnétisme, animal. Est-ce le marquis de Dampierre ou
le médecin Gilibert ? Willermoz emprunte cette technique, non pour des
fins thérapeutiques, mais pour découvrir « ces connaissances précieuses
et secrètes qui découlent de la religion primitive ». Il a fondé, en
1779, l'ordre des Chevaliers bienfaisants de la Cité Sainte qui est
devenu le sanctuaire du willermozisme en même temps que la plus
recherchée des loges lyonnaises. Tous les membres sont peu à peu
familiarisés avec ce monde surnaturel autant par la pratique des «
opérations » de Pasqually que par les expériences magnétiques de la
Concorde, autre temple maçonnique Or, voici que se présente en 1785, un
Agent Inconnu. Mme Joly a pu l'identifier c'est Mme de Vallière, la sœur
d'un initié, Alexandre de Monspey.
Cette chanoinesse se propose d'instruire ces mystiques, non pas de
secrets nouveaux, mais d'un esprit nouveau. II faut leur faire
comprendre qu'ils n'entrent pas dans une loge banale, mais qu'ils
reçoivent un privilège sacré, témoignage d'une nouvelle alliance divine.
Ils doivent régénérer le monde, et la Loge Elue apparaît comme « la
lumière des derniers temps des nations » (p. 62). Pour enseigner,
l'Agent ne recourt pas aux batteries en usage dans le cérémonial
maçonnique et qui sera, au XIXe siècle, l'élégance des guéridons
frappeurs. Abandonnant cette méthode alphabétique, elle écrit, inspirée
par une puissance invisible, dans la tranquille retraite de son château
beaujolais. De 1785 à 1788, 162 messages furent ainsi soumis à la
sagacité de Willermoz. Mme Joly a retrouvé une partie de ces archives
willermoziennes qui forment une encyclopédie fantasque embrassant toutes
les sciences, proposant une liturgie nouvelle.
Les Initiés se réunissaient chaque lundi, en leur siège, dans le
quartier des Brotteaux. Recruté dans un milieu assez mêlé, mais plutôt
aristocratique et cosmopolite, sur ce dernier point, la présentation de
Mme Joly [223] paraît trop brève ils comptent, parmi eux, les princes
Ferdinand de Brunswick et Charles de Hesse, le baron de Staël, le baron
von Haugwitz, homme d'Etat silésien et piétiste militant. Grâce à eux,
Lyon devient « le dépôt et le centre de cette heureuse lumière qui, de
là, doit se propager dans toute la province, dans toute l'Europe et
au-delà (p. 47). Malheureusement, l'auteur ne procède guère à l'analyse
du contenu et se contente de retracer les épisodes qui marquent la vie
de cet atelier. On aimerait connaître le sens de ces messages, leur
caractère spirituel, leurs rapports avec la religion traditionnelle et
avec la pensée du XVIIIe siècle. Ces indications permettraient de
préciser les croyances de ce milieu lyonnais.
Bientôt, les « ouvriers de la onzième heure » jugèrent que les
événements attendus ne se manifestaient pas. Sur une suggestion de
l'Agent Inconnu, Claude de Saint-Martin et le chevalier de Barberin
recherchèrent en vain le rituel de l'Eglise primitive dans un manuscrit
grec de Saint Jean Chrysostome. Ces déceptions survinrent en 1786
précisément au moment où Gilberte Rochette, une autre crisiaque,
détecte, elle aussi, une théorie initiatique pendant ses « sommeils ». À
cette date aussi, le banquier strasbourgeois Bernard de Turckheim, un
des plus zélés partisans de l'œuvre maçonnique de Willermoz, ne partage
plus l'idéal exprimé par l'Agent Inconnu rassembler tous les chrétiens
sous la bannière romaine. Ce rêve, celui de Leibniz, provoque
l'éloignement des protestants alsaciens. Au contraire, le duc Havré de
Croy et le vicomte de Tavannes adjurent Willermoz de renoncer à la
séduction des hérésies et de revenir « à la foi de ses pères » (p. 88).
Quant au Philosophe Inconnu, qui a des talents supérieurs à ceux du
fondateur de la Bienfaisance, il s'éloigne, lui aussi, de ces émules de
Pasqually.
Comme dans tous ces milieux maçonniques et occultistes, les querelles
spirituelles, les méfiances, les dissidences se multiplient. La
lassitude et les désillusions s'emparent de ces âmes assoiffées de vie
spirituelle. En 1788, pour le troisième anniversaire de ses messages, la
chanoinesse suggère la constitution d'un aréopage de sept membres qui
auraient contrôlé l'action de Willermoz. Le précurseur déchu se voit
dans l'obligation de contester la validité d'une telle inspiration et
d'expliquer que le « guide spirituel » peut tomber, lui aussi, dans un «
chaos obscur ». Brûlant ce qu'il a adoré, déniant toute valeur au
langage prophétique, Willermoz, toujours soucieux de son prestige
personnel, conseille d'accorder désormais une confiance conditionnelle
aux messages de l'Agent, de les considérer non comme l'expression de la
vérité divine, mais comme des textes à interpréter.
Si Paganucci, le chevalier de Rachais, les Initiés acceptent cette
recommandation, Mme de Vallière s'estime blessée, d'autant plus que
Willermoz a accusé le commandeur de Monspey, magnétiseur spiritualiste,
d'orienter les rêveries de sa sœur. Ces discussions ruinent la foi dans
la vocation miraculeuse de l'Agent et font de la Loge Elue et Chérie, la
plus commune des loges. L'agent continue d'expédier des cahiers au
printemps 1789, au moment où d'autres soucis et d'autres espérances
s'emparent des adeptes. La Seconde Province, dite d'Auvergne, de l'Ordre
Templier de la Stricte Observance, compte à peine une centaine de
membres, une trentaine se rattachent à la Bienfaisance de Lyon.
Plusieurs siègent alors aux Etats Généraux Milanois, Castellas, le comte
de Virieu. Toujours en quête de nouvelles expériences, Willermoz tenta
d'introduire en son temple les questions de brûlante actualité. Il se
heurta au refus de ses associés et, en 1790, ultime avanie, l'Agent lui
intime l'ordre de se retirer. (p. 116).
C'est un bilan de faillite que peut dresser l'auteur avant d'examiner
[224] le cas de Mme de Vallière. C'est une « histoire de folie et du
genre le plus banal, le plus classique aux yeux des spécialistes ». Mais
cette initiation correspond à une flambée d'exaltation mystique et
poétique (p. 151). Cette mentalité de participation, quelque peu
prélogique, est révélatrice de cette société lyonnaise sous Louis XVI
les formes de la logique traditionnelle, dérivées d'Aristote et de
Port-Royal, ne dominent plus le « monde des lumières ». La « psychologie
des profondeurs », la renaissance des formes irrationnelles
caractérisent le préromantisme précocement apparu à Lyon. L'apport de
Mme Joly est appréciable il complète ses travaux antérieurs sur les
frères Willermoz. Il aurait gagné à être présenté avec plus de netteté
la typographie est compacte, les chapitres ne sont pas subdivisés, le
nom de Wilhelmsbad, où se tint le Couvent des Gaules, est régulièrement
erroné. On regrette aussi une absence d'étude du milieu social les
francs-maçons ne sont pas présentés, leurs comportements ne sont pas
suffisamment explicités, les personnages sont trop souvent supposés
connus. Des notes et des références infra-paginales eussent été utiles
ainsi qu'une bibliographie pour situer précisément ces mystiques
lyonnais que l'on suit pendant quelques années seulement sans connaître
leur formation spirituelle, sans toujours comprendre leurs aspirations
mystiques ou leurs divergences politico-sociales. L'histoire des
mentalités ne peut être séparée de l'histoire sociale.
Louis-Claude de Saint-Martin n'est plus véritablement un inconnu Louis
Moreau, dans le Correspondant de 1846, Jacques Matter sous le Second
Empire, Papus, au début de ce siècle ont étudié son œuvre. Lors du
Colloque Voltaire tenu à Genève en 1963 (Actes, p. 254-368), Léon
Cellier remarquait que Saint-Martin fut raillé à la fois par Voltaire et
par Chateaubriand et qu'il parvint, comme Rousseau, à réaliser
l'unanimité des croyants et des incroyants contre lui Parlant de son
ouvrage, Des erreurs et de la vérité en 1775, le Patriarche de Ferney
écrit « Je ne crois pas qu'on puisse jamais imprimer rien de plus
absurde, de plus obscur, de plus fou et de plus sot. » Le livre reflète,
en effet, l'enseignement du mage Martinès de Pasqually et se dresse
contre la philosophie des lumières.
Les Pensées posthumes de Saint-Martin confirment sa farouche hostilité à
l'égard des philosophes de la génération encyclopédiste. Il est
difficile de connaître la doctrine de ce théosophe Robert Amadou, qui a
déjà publié une biographie ainsi qu'un choix de maximes de ce mystique,
aborde ici quelques problèmes d'érudition. Ainsi, Matter attribue un
introuvable « livre rouge » à Saint-Martin ce serait un recueil de
pensées commencé en 1767, achevé en 1772, de réflexions d'un disciple
très soumis de Martinès. La question est compliquée parce que plusieurs
ouvrages portent ce titre. Il semble que ce cahier fut détruit par
Saint-Martin en 1792 et que la substance soit passée dans ses autres
traités.
Matter parle aussi, dans sa bibliographie martinienne, de trois «
petites pièces » dont Saint-Martin ne dit rien dans son Portrait
historique et philosophique. L'une d'elles, le Discours prononcé dans
une Assemblée religieuse n'est certainement pas du Philosophe inconnu.
D'après un ouvrage de Charles Chassanis, l'auteur serait un prêtre
professant des maximes analogues à celles des quiétistes et des
Illuminés. Le Réveil religieux, suivi de cantiques et de stances, n'est
vraisemblablement pas de Saint-Martin. Il en est de même du Siècle
nouveau ou l'Espoir des Amis de la Vérité.
[225]
Analysant avec rigueur tous les témoignages relatifs au Philosophe
Inconnu, Robert Amadou conclut encore par une réponse négative sur les
quatre livres de Swedenborg annotés par une main inconnue. Saint-Martin
a lu et médité, critiqué les œuvres du visionnaire, mais n'aurait pas
consigné ses observations dans les marges mêmes des livres. Il rédigeait
ses notes sur des cahiers ou sur des feuilles volantes qu'il classait
ensuite dans des portefeuilles. Autre argument l'écriture des gloses
n'est pas celle de Saint-Martin. Enfin, Robert Amadou publie, sous le
titre Varia, trente-deux pensées inédites du Philosophe Inconnu dont
l'original est perdu, mais dont les copies se trouvent dans le manuscrit
Watkins « De la perfection corporelle », « Sur la découverte de
l'Amérique », « Sur la tragédie ». Les essais de Robert Amadou, qui
complètent ce petit ouvrage, sont un peu disparates et portent sur des
points particuliers. Ils parachèvent, néanmoins, la figure de celui que
Joseph de Maistre nomme « le plus instruit, le plus sage, le plus
élégant des théosophes modernes ».
Louis TRENARD
Source forum MMPP MAITRESPASSES