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*** ci-dessous "Livres-mystiques".: un hommage à Roland Soyer décédé le 01 Juin 2011

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jeudi 21 août 2014

AMADOU et A. JOLY, De l'Agent Inconnu au Philosophe Inconnu,

Paris, Denoël, 1962, La Tour Saint-Jacques, in-80, 262 p.

Il n'est pas nécessaire, on s'en doute bien, d'adhérer à une doctrine 
ésotérique et dogmatique, pour examiner des croyances qui ont joué, dans 
l'histoire de la pensée humaine, un rôle très important. En notre 
époque, où les disciplines occultes sont en train de revivre et même 
d'influencer la science officielle la plus classique, il n'est pas 
superflu de connaître ce dont on parle et qui garde vie. La revue La 
Tour Saint-Jacques, sous la direction de Robert Amadou, s'efforce 
d'étudier scientifiquement ces phénomènes qui relèvent de la psychologie 
collective. Ils sont volontiers condamnés au nom du cartésianisme, à 
tout le moins situés à la partie inférieure de l'échelle des valeurs. 
Quand Molière fait apparaître, dans les Amants magnifiques, en 1672, 
l'astrologue, il le présente hypocrite et fourbe ce conseiller de la 
Cour qui a gagné la confiance de la reine mère, trafique de sa prétendue 
science Molière est un lecteur de Lucrèce et un ami de Gassendi.

Le siècle, illustré par le baron d'Holbach et par Voltaire, ne repousse 
pas, surtout en sa seconde moitié, cette évasion que constitue la magie. 
Un numéro entier de La Tour Saint-Jacques a été consacré, en 1960, à 
l'Illuminisme au XVIIIe s. En 1962, Mme Alice Joly apporte un précieux 
complément à la biographie du Lyonnais Jean-Baptiste Willermoz et, de 
son côté, Robert Amadou examine l'authenticité de manuscrits attribués à 
Claude [222] de Saint-Martin et publie quelques pensées du Philosophe 
Inconnu.

La lecture du récit relatif aux Initiés de Lyon pourrait surprendre. Des 
bourgeois qui ne veulent plus d'église fréquentent une chapelle obscure 
des gens qui ne veulent plus de rites ni de symboles recourent à 
l'alchimie et à l'hermétisme des gens qui ne veulent plus de mystères, 
plus de voiles s'engagent au secret le plus absolu et viennent 
déchiffrer les messages d'une crisiaque. Ces rationaux, devenus 
francs-maçons, vont chercher au fond des âges les éléments d'un 
mysticisme qui, plus tard, chez quelques-uns d'entre eux, se substitue à 
la raison. La Franc-Maçonnerie mystique est ainsi un ferment de l'ère 
des lumières. Elle utilise, avant le romantisme et le symbolisme, ces 
intuitions et ses présciences. Elle cherche à saisir cette réalité 
invisible qui manifeste sa présence par des rêves et des souvenirs 
involontaires.

En cette époque où Lavater, à Zurich, Swedenborg, en Suède, Mesmer, 
dans toute l'Europe, proposent des moyens de régénérer l'homme et la 
société, Lyon fait réellement figure de capitale européenne de 
l'ésotérisme.

L'initiateur en est un négociant en soieries, Willermoz, disciple 
fidèle, mais incertain du thaumaturge Martinès de Pasqually. Selon le 
Traité de la réintégration des Etres, nous naissons tous prophètes il 
s'agit de retrouver la clé des mystères égarée par les sacerdoces et de 
développer, chez les adeptes, le don de la vision. Tout en gardant une 
structure maçonnique, le mouvement spirituel suscité par Willermoz 
s'efforce de créer un « Christianisme exalté, appelé en Allemagne 
christianisme transcendantal ». Cette religion intérieure, perdue, peut 
être redécouverte dans certaines conditions, par exemple grâce au 
magnétisme, au mesmérisme, au somnambulisme. Les bourgeois lyonnais, en 
particulier les médecins, se livrent à des expériences étranges et 
examinent des cas de guérison. L'un d'eux publie, en 1784, Réflexions 
impartiales sur le magnétisme, animal. Est-ce le marquis de Dampierre ou 
le médecin Gilibert ? Willermoz emprunte cette technique, non pour des 
fins thérapeutiques, mais pour découvrir « ces connaissances précieuses 
et secrètes qui découlent de la religion primitive ». Il a fondé, en 
1779, l'ordre des Chevaliers bienfaisants de la Cité Sainte qui est 
devenu le sanctuaire du willermozisme en même temps que la plus 
recherchée des loges lyonnaises. Tous les membres sont peu à peu 
familiarisés avec ce monde surnaturel autant par la pratique des « 
opérations » de Pasqually que par les expériences magnétiques de la 
Concorde, autre temple maçonnique Or, voici que se présente en 1785, un 
Agent Inconnu. Mme Joly a pu l'identifier c'est Mme de Vallière, la sœur 
d'un initié, Alexandre de Monspey.

Cette chanoinesse se propose d'instruire ces mystiques, non pas de 
secrets nouveaux, mais d'un esprit nouveau. II faut leur faire 
comprendre qu'ils n'entrent pas dans une loge banale, mais qu'ils 
reçoivent un privilège sacré, témoignage d'une nouvelle alliance divine. 
Ils doivent régénérer le monde, et la Loge Elue apparaît comme « la 
lumière des derniers temps des nations » (p. 62). Pour enseigner, 
l'Agent ne recourt pas aux batteries en usage dans le cérémonial 
maçonnique et qui sera, au XIXe siècle, l'élégance des guéridons 
frappeurs. Abandonnant cette méthode alphabétique, elle écrit, inspirée 
par une puissance invisible, dans la tranquille retraite de son château 
beaujolais. De 1785 à 1788, 162 messages furent ainsi soumis à la 
sagacité de Willermoz. Mme Joly a retrouvé une partie de ces archives 
willermoziennes qui forment une encyclopédie fantasque embrassant toutes 
les sciences, proposant une liturgie nouvelle.

Les Initiés se réunissaient chaque lundi, en leur siège, dans le 
quartier des Brotteaux. Recruté dans un milieu assez mêlé, mais plutôt 
aristocratique et cosmopolite, sur ce dernier point, la présentation de 
Mme Joly [223] paraît trop brève ils comptent, parmi eux, les princes 
Ferdinand de Brunswick et Charles de Hesse, le baron de Staël, le baron 
von Haugwitz, homme d'Etat silésien et piétiste militant. Grâce à eux, 
Lyon devient « le dépôt et le centre de cette heureuse lumière qui, de 
là, doit se propager dans toute la province, dans toute l'Europe et 
au-delà (p. 47). Malheureusement, l'auteur ne procède guère à l'analyse 
du contenu et se contente de retracer les épisodes qui marquent la vie 
de cet atelier. On aimerait connaître le sens de ces messages, leur 
caractère spirituel, leurs rapports avec la religion traditionnelle et 
avec la pensée du XVIIIe siècle. Ces indications permettraient de 
préciser les croyances de ce milieu lyonnais.

Bientôt, les « ouvriers de la onzième heure » jugèrent que les 
événements attendus ne se manifestaient pas. Sur une suggestion de 
l'Agent Inconnu, Claude de Saint-Martin et le chevalier de Barberin 
recherchèrent en vain le rituel de l'Eglise primitive dans un manuscrit 
grec de Saint Jean Chrysostome. Ces déceptions survinrent en 1786 
précisément au moment où Gilberte Rochette, une autre crisiaque, 
détecte, elle aussi, une théorie initiatique pendant ses « sommeils ». À 
cette date aussi, le banquier strasbourgeois Bernard de Turckheim, un 
des plus zélés partisans de l'œuvre maçonnique de Willermoz, ne partage 
plus l'idéal exprimé par l'Agent Inconnu rassembler tous les chrétiens 
sous la bannière romaine. Ce rêve, celui de Leibniz, provoque 
l'éloignement des protestants alsaciens. Au contraire, le duc Havré de 
Croy et le vicomte de Tavannes adjurent Willermoz de renoncer à la 
séduction des hérésies et de revenir « à la foi de ses pères » (p. 88). 
Quant au Philosophe Inconnu, qui a des talents supérieurs à ceux du 
fondateur de la Bienfaisance, il s'éloigne, lui aussi, de ces émules de 
Pasqually.

Comme dans tous ces milieux maçonniques et occultistes, les querelles 
spirituelles, les méfiances, les dissidences se multiplient. La 
lassitude et les désillusions s'emparent de ces âmes assoiffées de vie 
spirituelle. En 1788, pour le troisième anniversaire de ses messages, la 
chanoinesse suggère la constitution d'un aréopage de sept membres qui 
auraient contrôlé l'action de Willermoz. Le précurseur déchu se voit 
dans l'obligation de contester la validité d'une telle inspiration et 
d'expliquer que le « guide spirituel » peut tomber, lui aussi, dans un « 
chaos obscur ». Brûlant ce qu'il a adoré, déniant toute valeur au 
langage prophétique, Willermoz, toujours soucieux de son prestige 
personnel, conseille d'accorder désormais une confiance conditionnelle 
aux messages de l'Agent, de les considérer non comme l'expression de la 
vérité divine, mais comme des textes à interpréter.

Si Paganucci, le chevalier de Rachais, les Initiés acceptent cette 
recommandation, Mme de Vallière s'estime blessée, d'autant plus que 
Willermoz a accusé le commandeur de Monspey, magnétiseur spiritualiste, 
d'orienter les rêveries de sa sœur. Ces discussions ruinent la foi dans 
la vocation miraculeuse de l'Agent et font de la Loge Elue et Chérie, la 
plus commune des loges. L'agent continue d'expédier des cahiers au 
printemps 1789, au moment où d'autres soucis et d'autres espérances 
s'emparent des adeptes. La Seconde Province, dite d'Auvergne, de l'Ordre 
Templier de la Stricte Observance, compte à peine une centaine de 
membres, une trentaine se rattachent à la Bienfaisance de Lyon. 
Plusieurs siègent alors aux Etats Généraux Milanois, Castellas, le comte 
de Virieu. Toujours en quête de nouvelles expériences, Willermoz tenta 
d'introduire en son temple les questions de brûlante actualité. Il se 
heurta au refus de ses associés et, en 1790, ultime avanie, l'Agent lui 
intime l'ordre de se retirer. (p. 116).

C'est un bilan de faillite que peut dresser l'auteur avant d'examiner 
[224] le cas de Mme de Vallière. C'est une « histoire de folie et du 
genre le plus banal, le plus classique aux yeux des spécialistes ». Mais 
cette initiation correspond à une flambée d'exaltation mystique et 
poétique (p. 151). Cette mentalité de participation, quelque peu 
prélogique, est révélatrice de cette société lyonnaise sous Louis XVI 
les formes de la logique traditionnelle, dérivées d'Aristote et de 
Port-Royal, ne dominent plus le « monde des lumières ». La « psychologie 
des profondeurs », la renaissance des formes irrationnelles 
caractérisent le préromantisme précocement apparu à Lyon. L'apport de 
Mme Joly est appréciable il complète ses travaux antérieurs sur les 
frères Willermoz. Il aurait gagné à être présenté avec plus de netteté 
la typographie est compacte, les chapitres ne sont pas subdivisés, le 
nom de Wilhelmsbad, où se tint le Couvent des Gaules, est régulièrement 
erroné. On regrette aussi une absence d'étude du milieu social les 
francs-maçons ne sont pas présentés, leurs comportements ne sont pas 
suffisamment explicités, les personnages sont trop souvent supposés 
connus. Des notes et des références infra-paginales eussent été utiles 
ainsi qu'une bibliographie pour situer précisément ces mystiques 
lyonnais que l'on suit pendant quelques années seulement sans connaître 
leur formation spirituelle, sans toujours comprendre leurs aspirations 
mystiques ou leurs divergences politico-sociales. L'histoire des 
mentalités ne peut être séparée de l'histoire sociale.

Louis-Claude de Saint-Martin n'est plus véritablement un inconnu Louis 
Moreau, dans le Correspondant de 1846, Jacques Matter sous le Second 
Empire, Papus, au début de ce siècle ont étudié son œuvre. Lors du 
Colloque Voltaire tenu à Genève en 1963 (Actes, p. 254-368), Léon 
Cellier remarquait que Saint-Martin fut raillé à la fois par Voltaire et 
par Chateaubriand et qu'il parvint, comme Rousseau, à réaliser 
l'unanimité des croyants et des incroyants contre lui Parlant de son 
ouvrage, Des erreurs et de la vérité en 1775, le Patriarche de Ferney 
écrit « Je ne crois pas qu'on puisse jamais imprimer rien de plus 
absurde, de plus obscur, de plus fou et de plus sot. » Le livre reflète, 
en effet, l'enseignement du mage Martinès de Pasqually et se dresse 
contre la philosophie des lumières.

Les Pensées posthumes de Saint-Martin confirment sa farouche hostilité à 
l'égard des philosophes de la génération encyclopédiste. Il est 
difficile de connaître la doctrine de ce théosophe Robert Amadou, qui a 
déjà publié une biographie ainsi qu'un choix de maximes de ce mystique, 
aborde ici quelques problèmes d'érudition. Ainsi, Matter attribue un 
introuvable « livre rouge » à Saint-Martin ce serait un recueil de 
pensées commencé en 1767, achevé en 1772, de réflexions d'un disciple 
très soumis de Martinès. La question est compliquée parce que plusieurs 
ouvrages portent ce titre. Il semble que ce cahier fut détruit par 
Saint-Martin en 1792 et que la substance soit passée dans ses autres 
traités.


Matter parle aussi, dans sa bibliographie martinienne, de trois « 
petites pièces » dont Saint-Martin ne dit rien dans son Portrait 
historique et philosophique. L'une d'elles, le Discours prononcé dans 
une Assemblée religieuse n'est certainement pas du Philosophe inconnu. 
D'après un ouvrage de Charles Chassanis, l'auteur serait un prêtre 
professant des maximes analogues à celles des quiétistes et des 
Illuminés. Le Réveil religieux, suivi de cantiques et de stances, n'est 
vraisemblablement pas de Saint-Martin. Il en est de même du Siècle 
nouveau ou l'Espoir des Amis de la Vérité.
[225]
Analysant avec rigueur tous les témoignages relatifs au Philosophe 
Inconnu, Robert Amadou conclut encore par une réponse négative sur les 
quatre livres de Swedenborg annotés par une main inconnue. Saint-Martin 
a lu et médité, critiqué les œuvres du visionnaire, mais n'aurait pas 
consigné ses observations dans les marges mêmes des livres. Il rédigeait 
ses notes sur des cahiers ou sur des feuilles volantes qu'il classait 
ensuite dans des portefeuilles. Autre argument l'écriture des gloses 
n'est pas celle de Saint-Martin. Enfin, Robert Amadou publie, sous le 
titre Varia, trente-deux pensées inédites du Philosophe Inconnu dont 
l'original est perdu, mais dont les copies se trouvent dans le manuscrit 
Watkins « De la perfection corporelle », « Sur la découverte de 
l'Amérique », « Sur la tragédie ». Les essais de Robert Amadou, qui 
complètent ce petit ouvrage, sont un peu disparates et portent sur des 
points particuliers. Ils parachèvent, néanmoins, la figure de celui que 
Joseph de Maistre nomme « le plus instruit, le plus sage, le plus 
élégant des théosophes modernes ».

Louis TRENARD


Source forum MMPP MAITRESPASSES