Il naquit à Bayeux, en 1807. Homme obscur, sans nom — sans fortune
–, sa mère malade et forcée de garder le lit avait dû le confier, dès l’âge de
dix ans, à un prêtre qui l’avait placé à l’hospice général ; sans instruction,
il n’avait guère appris que son catéchisme et savait tout juste lire et écrire –
dépourvu de tout ce qui paraissait nécessaire pour l’accomplissement d’une
grande œuvre, il était comme dit saint Paul, ce qu’il y avait de plus vil et de
plus misérable, selon le monde. Et, cependant, il fut choisi pour révéler au
monde une Gnose qui dévoile certains mystères du kosmos
supérieur et jette des vues toutes nouvelles et très profondes sur l’économie et
l’ésotérisme du christianisme.
Afin de l’élever à toute la hauteur de la grande mission à
laquelle il avait été appelé, l’Esprit révélateur le cultiva lui-même, le
façonna, le pétrit pour ainsi dire ; et, du degré d’ignorance où il se trouvait,
le fit arriver à la perception, à l’intuition d’une immense Vérité.
Mais n’anticipons pas. Nous avons vu Vintras confié à l’âge de dix
ans à l’hospice général de Bayeux. Peu après, on lui apprit la mort de sa mère.
À douze ans et demi, il quitta l’hospice pour apprendre le métier de
tailleur.
Le mauvais état de sa santé l’obligea-t-il renoncer à cet
état.
Il s’en alla à Paris, où il resta deux ans. De retour en
Normandie, il reprit son ancien métier ; puis, s’étant marié, il acheta un
magasin de lingerie. Il fit faillite. Dès lors, commença pour lui une vie
étrange que nous renonçons à suivre dans toutes ces vicissitudes. Il subit la
haine des hommes, les persécutions, les faux témoignages, la condamnation, la
mort morale et tout cela avec résignation, non sans protester cependant de sa
bonne foi et de son innocence.
Il avait trente ans. Cet homme, dont la vie, exempte d’ambition
aurait dû s’écouler paisible et inconnue, était seulement au début de son
existence vagabonde et tourmentée. Les épreuves ne faisaient que
commencer.
L’esprit désemparé, sans but, à la suite de tant d’infortunes et
de déboires, Vintras allait vraiment désespérer lorsqu’une situation s’offrit à
lui. Il fit la connaissance d’un M. Geoffroy, ancien notaire et ancien
secrétaire du sous-gouverneur des pages de Charles X, qui lui procura la gérance
d’un moulin pour la fabrique du carton, dans les environs de Caen, à
Tilly-sur-Seulles.
Tilly-sur-Seulles ! Pour la plupart aujourd’hui, ce nom ne
signifie rien. De rares initiés connaissent l’importance de cet humble bourg de
Normandie, au point de vue psychique et magique. D’autres se souviennent
peut-être que c’est là qu’eurent lieu, il y a quelques années, à des enfants
d’abord, à toute la population ensuite, des apparitions de la Vierge, dont la
presse d’alors fit grand bruit.
Tilly-sur-Seulles est, avec Paray-le-Monial, Ars-en-Dombes,
Lourdes, un des plus importants centres mystiques et psychiques de
France.
C’est là, dans ce village de Normandie, que Vintras devait avoir
ses premières visions, ses premières révélations ; là, qu’il allait recevoir la
visite des anges !
Swedenborg raconte qu’étant un jour à table, mangeant de grand
appétit, il vit apparaître, devant lui, un homme qui lui dit : « Ne
mange pas tant ! » et disparut.
Cet événement qui n’avait en lui-même, rien de bien spirituel fut le point de
départ d’une vie mystique qui dura vingt-sept ans.
La vie prophétique et mystique de E. Vintras dura trente-six ans.
Son origine fut l’apparition le 5 août 1839, à la fabrique de papier carton de
Tilly, où Vintras était contremaître, d’un vieillard déguenillé qui lui demanda
l’aumône. Quelques jours plus tard, Vintras que ses affaires avaient appelé à
Paris, revit le même vieillard pendant la messe à Notre Dame des Victoires, puis
de nouveau à Tilly-sur-Seulles. Un beau jour le vieillard déclara qu’il était
l’archange Saint-Michel. Il apparut dans sa gloire et, afin de convaincre
Vintras, il fit des prodiges. Dès lors, commencèrent les révélations, et se
multiplièrent les visions. Parfois le vieillard entrait, les portes fermées, et
restait debout. D’autres fois, il apparaissait dans les églises. Il conversait
avec Vintras et disparaissait comme il était apparu.
Souvent, il se montrait dans son état angélique, comme revêtu de
lumière. De même, saint Joseph et la Vierge lui apparaissaient dans leur état
glorieux, environnés d’anges. Les communications obtenues par Vintras se
composaient : 1° Des Révélations faites par l’archange saint Michel sur
l’ensemble de l’Oeuvre de la Miséricorde ; 2° Des entretiens de saint Joseph sur
l’Union de Jésus-Christ avec les hommes ; 3° Des apparitions de Jésus et de
Marie ; 4° des Visions ; 5° Des songes prophétiques.
Peut-être pensera-t-on que Vintras n’était qu’un médium
extraordinaire sans doute, mais rien qu’un médium.
C’est faux, dirons-nous, Vintras était plus qu’un médium, il était
un voyant et un illuminé. Alors que le médium est un être absolument passif,
qui, revenu à son état normal ne se souvient de rien de ce qui s’est passé
pendant sa transe, Vintras conservait, après ses extases, mot pour mot, et
jusqu’à la moindre syllabe, l’allocution parfois très longue qu’il venait
d’entendre et pouvait au besoin la rectifier si elle n’avait pas été reproduite
d’une façon identique.
Il est difficile d’analyser les innombrables visions et
révélations de Vintras. Quelques-unes ont été réunies par l’abbé Charvoz, sous
le titre de Livre
d’Or.
Comme bien l’on pense, ces révélations et ces apparitions avaient
excité la curiosité générale dans la région, d’autant plus que des étranges
phénomènes se produisaient sur l’autel de Vintras. Des dessins bizarres et des
signes inconnus apparaissaient en caractères de pourpre sur des hosties
immaculées quelques instants auparavant ; des hosties sanglantes tombaient, sur
l’autel venant on ne sait d’où ; un vin délicieux ruisselait dans le calice
devant nombre de témoins sans trêve renouvelés. Pendant ses extases, il parlait
le latin, sans savoir le premier mot de cette langue. On a même remarqué que ses
manuscrits abondaient en citations de Pères, de Docteurs de l’Église, de textes
bibliques, etc., qu’il jetait sur papier à tout hasard et sans souci de
vérification. Or, les témoins de ces extases affirmèrent qu’il n’avait lorsqu’il
écrivait ses révélations, aucun livre sous les yeux et cependant les références
des textes cités étaient exactes.
L’inspiré de Tilly, pour qui le clergé n’avait eu jusqu’à lors que
de l’admiration, ne tarda pas à devenir suspect. Bientôt, il ne trouva plus de
confesseur. On lui refusa la communion.
Des gens se réunirent autour de lui et il reçut la révélation de
l’Oeuvre de la Miséricorde.
Dès lors, il allait devenir, pour le pouvoir civil et religieux,
un danger. Condamné d’abord par l’évêque diocésain, en novembre 1841, il fut,
l’année suivante, le 8 avril 1842, arrêté et traduit devant les tribunaux sous
la double accusation d’escroquerie et de fraude.
Vintras n’eut pour accusateur que le ministère public.
Les personnes qui étaient censées parties plaignantes protestèrent
devant le tribunal contre l’interprétation qu’on donnait à sa
conduite.
Vintras fut néanmoins condamné à cinq années de réclusion, après
onze mois de prévention.
Entre temps, le pape Grégoire XVI, dans une lettre adressée le 8
novembre 1843, à l’évêque de Bayeux, condamnait ce qu’il appelait la nouvelle
hérésie.
Sorti de prison le 25 mars 1848 sur les démarches de son avocat,
alors ministre de la Justice, E. Vintras revint à Tilly-sur-Seulles, auprès de
ses adhérents. C’est vers cette époque qu’il reçut l’ordre d’instituer un corps
d’apôtres et de pontifes chargés d’annoncer la nouvelle Révélation. De toutes
parts, les adhérents affluèrent ; le Carmel fut fondé et, en 1850, plus de vingt
pontifes furent consacrés sur divers points de la France. Eugène Vintras resta à
Tilly, jusqu’en 1851. Le 13 mai, le pouvoir religieux tenta de le faire arrêter
de nouveau. 11 réussit à s’enfuir en Belgique où il resta un an. N’ayant pu
faire arrêter le Prophète, le curé de Tilly accompagné des gendarmes, vint
mettre à sac sa maison et fit emprisonner les personnes qui s’y
trouvaient.
Pendant ce temps, Eugène Vintras reçut l’ordre de quitter la
Belgique pour se rendre en Angleterre, à Londres, où il resta dix ans. C’est là
qu’il publia l’Évangile
éternel et, plus tard, Le
Glaive sur Rome et
ses complices. De retour en France, en janvier 1863, il fit de fréquents
voyages en Italie, à Florence et à Rome, où il avait de nombreux adeptes, et il
s’en vint mourir à Lyon le 7 décembre 1875.
Telle est, esquissée à grands traits, la vie de l’extraordinaire
prophète et mystique que fut Eugène Vintras.
Nous reviendrons, par la suite, sur sa doctrine et son
œuvre.
Jean Bricaud. ANNALES INITIATIOUES, Sixième Année N°24 1925